Un nouvel âge d’or
Le manuscrit soumis par Einstein le 25 novembre 1915, de même que toutes les péripéties qui ont précédé ce point final, sont magnifiquement présentés dans le nouvel ouvrage de Hanoch Gutfreund et Jürgen Renn intitulé The Road to Relativity (Le chemin vers la relativité). Il y a même eu une course entre Einstein et le plus grand mathématicien de l’époque, David Hilbert, mais Einstein est en quelque sorte arrivé premier. Comme l’a écrit Hilbert : « Les équations différentielles de la gravitation auxquelles on aboutit ici sont, me semble-t-il, en accord avec la splendide théorie de la relativité générale établie par Einstein. » [traduction]
La théorie d’Einstein a transformé notre compréhension de l’espace, du temps et de l’univers. Mais cette théorie n’a été que le commencement. La relativité a été un moteur de découverte grâce auquel les physiciens ont pu explorer les nombreux phénomènes qu’elle permet et décrit — des trous noirs à l’expansion de l’univers, en passant par l’énergie sombre. Tout aussi importante, la mécanique quantique — l’autre grand pilier de la physique du XXe siècle — est en désaccord avec la relativité générale, et la tension entre les deux continue aujourd’hui d’alimenter la physique fondamentale.
Nous, physiciens, avons une manière amusante de manifester notre amour envers une grande théorie : nous faisons de notre mieux pour la faire tomber. Nous sommes enchantés lorsqu’elle fonctionne. Nous nous espérons que ce sera le cas lorsque le télescope EHT (Event Horizon Telescope – Télescope Horizon des événements) révélera la structure du trou noir situé dans notre Voie lactée, ou lorsque le LIGO détectera les ondes gravitationnelles émises lors de la fusion de 2 trous noirs. Ces avancées sont attendues dans un proche avenir.
Mais nous sommes encore plus ravis lorsqu’une théorie révèle ses failles et ses lacunes, parce qu’elles pointent vers de nouvelles lois physiques à découvrir. Aussi puissante et élégante soit-elle, la relativité générale n’est pas la théorie ultime de l’univers. Nous savons qu’elle échoue au moment du Big Bang et à l’intérieur des trous noirs. En la réconciliant avec la physique quantique, nous espérons réaliser la prochaine grande percée scientifique.
Plutôt que de célébrer le 100e anniversaire de ce parfait bijou de théorie, nous soulignons plutôt un siècle d’efforts pour la pousser à sa limite. Depuis 100 ans, la relativité générale a bien réussi ces tests, sur la Terre, dans le système solaire et au-delà — dans l’ensemble de l’univers visible. Mais nous la poussons maintenant encore plus loin, en vue de décrire le Big Bang lui-même, les phénomènes astrophysiques les plus violents, ainsi que les distances les plus grandes et les plus petites jamais sondées. Parallèlement à cela, de nouveaux liens mathématiques entre la gravitation quantique et les champs quantiques émergent, nous amenant au-delà des méthodes traditionnelles et nous donnant des indices qui pointent vers de nouvelles théories.
L’univers qui nous entoure est toujours notre meilleur guide sur la voie de nouvelles lois physiques. Les problèmes sur lesquels il attire notre attention sont les meilleurs indices menant à de nouvelles théories. Dans les années 1960, les physiciens des particules ont constaté que le nombre de neutrinos venant du Soleil ne correspondait pas à ce que prédisait la théorie qui avait cours à ce moment-là. Comme les neutrinos sont très difficiles à détecter, pendant un certain temps de nombreux scientifiques ont attribué le problème des neutrinos solaires à une possible erreur expérimentale. Mais à mesure que le temps passait et que le problème était confirmé par d’autres expériences, il devenait de plus en plus difficile de l’ignorer. Les physiciens se sont donc mis à essayer de l’expliquer.
Ici, au Canada, c’est le SNO (Sudbury Neutrino Observatory – Observatoire de neutrinos de Sudbury) qui s’est attaqué à ce problème avec une ingénieuse expérience dirigée par Art McDonald. Quand je suis devenu membre du corps professoral de l’Université de Princeton en 1988, je l’ai manqué de peu : il venait de déménager au Canada. Mais j’entendais souvent parler de lui (en bien!) et je me demandais qui il était. Vingt ans plus tard, quand j’ai moi-même déménagé au Canada, j’ai finalement rencontré Art McDonald à l’Université Queen’s. Quelques années plus tard, en 2011, nous avons eu le plaisir de l’accueillir comme membre du conseil d’administration de l’Institut Périmètre. Art McDonald avait fait preuve d’un extraordinaire esprit d’entreprise en revenant au Canada pour concevoir et réaliser dans une mine de nickel de Sudbury, en Ontario, le principal laboratoire d’expérimentation sur les neutrinos au monde. Il avait réussi à convaincre la Commission de contrôle de l'énergie atomique du Canada (remplacée depuis par la Commission canadienne de sûreté nucléaire) de lui confier une énorme quantité d’eau lourde comme cible pour les neutrinos, et à leur garantir, ainsi qu’aux assureurs, que l’eau lourde serait en sécurité entre ses mains! Le SNO a fini par résoudre le problème des neutrinos solaires en montrant que les neutrinos changent de « saveur » pendant leur trajet vers la Terre. Ce mélange de saveurs montre que les neutrinos ont une minuscule masse, et la meilleure explication fait intervenir la physique des très hautes énergies, voisines de celles où la gravitation quantique est importante. Les résultats du SNO constituent donc un autre indice majeur de lois physiques allant au-delà de la théorie d’Einstein.
Nous avons été ravis d’apprendre qu’Art McDonald était l’un des lauréats du prix Nobel de physique 2015 et, quelques semaines plus tard, nous avons eu le bonheur de fêter avec lui l’obtention de ce prix. Dans chaque conversation ou échange de courriels que nous avons eus avec lui à ce sujet, il a toujours commencé en disant que ce prix Nobel récompensait plutôt l’équipe qu’il a dirigée — et en particulier les centaines d’étudiants formés à cette expérience, qui s’est déroulée pendant des années et est maintenant devenue la locomotive scientifique SNOLAB.
Art McDonald fait évidemment preuve d’une modestie bien canadienne, mais il a également raison. La réussite scientifique résulte presque toujours d’un travail d’équipe. À la fin du premier paragraphe de son célèbre article sur la relativité générale, Einstein a écrit : « Je voudrais remercier mon ami le mathématicien Grossmann de son aide dans la recherche des équations de champ de la gravitation. » [traduction] Même l’élaboration de la théorie la plus abstraite peut être une activité sociale et bénéficier de ce fait.
Une belle illustration de cela est venue très peu de temps après la présentation par Einstein de sa théorie de la relativité générale. Essayant de comprendre mathématiquement comment la gravitation était compatible avec la conservation de l’énergie, David Hilbert a invité une jeune mathématicienne prometteuse, Emmy Noether, à travailler avec lui sur la question. C’est à cette occasion qu’elle a réalisé une percée scientifique en énonçant le théorème de Noether, qui fait partie des assises de la physique moderne : à toute symétrie présente dans la nature correspond une loi de conservation.
(Au fait, si vous n’avez jamais entendu parler d’Emmy Noether auparavant, vous n’êtes pas le seul. Même s’il est difficile d’imaginer la physique moderne sans elle, ce n’est pas une figure historique bien connue. De son vivant, elle n’a pas joui non plus de tout le respect qu’elle méritait. Il est donc légitime que les efforts de l’Institut Périmètre pour améliorer le traitement des femmes en physique portent son nom.)
À l’Institut Périmètre, nous avons à la fois une chance exceptionnelle et un défi extraordinaire à relever : élaborer les idées qui, comme celles d’Einstein, transformeront notre compréhension de l’univers. Aussi audacieuse cette mission puisse-t-elle être, jamais l’époque n’a été aussi favorable pour y parvenir. Nous vivons à un âge d’or de données, fournies notamment par le Grand collisionneur de hadrons et le satellite Planck, et d’expériences en abondance. Nous recueillons à un rythme sans précédent de l’information qui nous révèle un univers à la fois profondément déroutant et d’une étonnante simplicité. Un univers qui commande de nouveaux principes de physique.
– Neil Turok, directeur de l’Institut Périmètre
À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.