L’univers d’avant les atomes

account_circle Par Scott Johnston
Malena Tejeda-Yeomans, boursière Simons-Emmy-Noether, étudie les collisions d’ions lourds qui recréent les premiers instants suivant le Big Bang. Les citations de cet article sont traduites de propos qu’elle et Ulises Zarate ont tenus en anglais.

Dans ses tout premiers instants, l’univers ne ressemblait pas du tout à ce qu’il est aujourd’hui avec les galaxies, les étoiles et les planètes que nous voyons. La totalité de la matière et de l’énergie que nous connaissons était comprimée avec une densité et une chaleur telles que la matière ordinaire — formée de particules comme des neutrons et des protons — ne pouvait pas encore exister.

Au lieu de cela, il n’y avait que du plasma. Pendant quelques microsecondes, tout l’univers n’était fait que d’un type particulier de plasma, composé de quarks et de gluons déconfinés : de minuscules particules qui, une fois suffisamment dispersées pour se refroidir, deviendraient les composants élémentaires des atomes.

Une compréhension de la nature de ce plasma quark-gluon dans l’univers primitif pourrait nous aider à améliorer le modèle standard de la physique des particules — théorie qui décrit toutes les forces fondamentales de l’univers, sauf jusqu’à maintenant la gravité — et à expliquer pourquoi la matière elle-même se présente et se comporte comme elle le fait.

C’est l’objet central des recherches de Malena Tejeda-Yeomans, professeure de physique à l’Université de Colima, au Mexique, qui travaille cet automne à l’Institut Périmètre à titre de boursière Simons-Emmy-Noether. Pendant son séjour, elle compte collaborer avec Freddy Cachazo, professeur à l’Institut Périmètre, afin de perfectionner les outils mathématiques employés pour étudier le plasma quark-gluon ainsi que ses répercussions possibles sur la physique des particules et l’interaction nucléaire forte — la force qui assure la cohésion des noyaux atomiques.

Collisionneurs de particules, étoiles à neutrons et Big Bang

« Le but visé est de recréer les conditions de l’univers primitif », dit Mme Tejeda-Yeomans. Ces conditions peuvent être reproduites de plusieurs manières, notamment par des simulations informatiques ou en provoquant des collisions d’ions lourds dans des collisionneurs de particules.

Dans des circonstances ordinaires, les quarks et les gluons sont confinés dans des hadrons — par exemple les neutrons et les protons — et ne peuvent pas être observés isolément. Ce processus de confinement est décrit par une théorie appelée chromodynamique quantique. Par contre, dans les conditions extrêmes de l’univers primitif, ce confinement est impossible.

« Comme les particules sont très serrées les unes contre les autres et dans un milieu très chaud, dit Mme Tejeda-Yeomans, elles se comportent davantage comme un liquide. Il faut donc adopter une autre méthode et les décrire comme formant un plasma. »

Mme Tejeda-Yeomanss cherche en particulier à comprendre ce qui s’est passé alors que l’univers se refroidissait, et que les quarks et les gluons commençaient à se solidifier : « Qu’est-ce qui les fait s’agglutiner ou se confiner pour former tous les hadrons que nous connaissons? Pourquoi ne s’agglutinent-ils pas autrement? Ce processus de “hadronisation”, par lequel la matière déconfinée devient confinée, est crucial pour comprendre l’univers primitif. »

Des expériences variées tentent de recréer artificiellement le plasma quark-gluon par des collisions d’ions lourds, pour permettre aux scientifiques d’en étudier de près le comportement. Des expériences de haute énergie, par exemple ALICE (A Large Ion Collider Experiment – Une expérience de collision d’ions lourds) dans le grand collisionneur de hadrons du CERN, étudient le plasma quark-gluon à de très hautes températures mais à des densités très faibles.

Collision de particules[/caption]

À l’inverse, d’autres expériences créent le plasma à de plus basses températures et à de plus fortes densités. Les expériences actuelles et à venir de cette nature comprennent : le collisionneur d’ions lourds relativistes et le collisionneur d’électrons et d’ions du Laboratoire national de Brookhaven; l’installation de recherche sur les antiprotons et les ions, ainsi que le Centre Helmholtz de recherche sur les ions lourds; le détecteur polyvalent du collisionneur d’ions Nuclotron.

Mme Tejeda-Yeomans est d’avis que ces expériences à forte densité sont particulièrement instructives parce qu’elles imitent le plasma quark-gluon naturellement présent au cœur des étoiles à neutrons.

Les étoiles à neutrons — noyaux ultradenses résultant de l’effondrement d’étoiles supergéantes — sont dans l’univers actuel les seuls lieux où les chercheurs ont détecté la présence de plasma quark-gluon naturel. Il reste beaucoup de choses à apprendre à propos des étoiles à neutrons, et une meilleure connaissance de ces objets pourrait nous aider à mieux comprendre l’univers primitif.

« Beaucoup de gens élaborent des modèles astrophysiques de ce qui se passe à l’intérieur des étoiles, dit Mme Tejeda-Yeomans, à partir de grandeurs observables telles que la brillance des étoiles, leur période, etc. » Depuis longtemps, les astrophysiciens cherchent, en se servant de ces grandeurs observables, à déterminer l’équation d’état d’une étoile à neutrons — c’est-à-dire une description des effets de conditions physiques telles que la température, la pression et l’énergie interne sur l’état de la matière à l’intérieur de l’étoile.

En comparant leurs observations, les astrophysiciens, les physiciens des particules et les physiciens nucléaires pourraient tous avoir de nouvelles idées sur le comportement des quarks et des gluons dans des conditions extrêmes. « Que m’enseigne cette équation d’état à propos du système que constituent des collisions d’ions lourds dans une expérience contrôlée menée sur Terre? demande Mme Tejeda-Yeomans. C’est absolument passionnant, et c’est extraordinaire que notre communauté scientifique puisse faire tout cela maintenant. »

L’expertise de Mme Tejeda-Yeomans se situe dans le domaine de la chromodynamique quantique. Pour sa part, Freddy Cachazo est expert des divers outils mathématiques qui constituent une autre avenue de recherche potentiellement fructueuse, par l’examen attentif du formalisme mathématique qui sous-tend le comportement du plasma quark-gluon. En réunissant ces diverses compétences, les deux chercheurs souhaitent faire des progrès que chacun n’aurait pu faire isolément.

Les constituants de la matière

Ce qui a amené Malena Tejeda-Yeomans à devenir physicienne, c’est le désir de découvrir le fonctionnement interne du monde qui l’entoure. Enfant, elle aimait beaucoup défaire des objets pour voir comment ils fonctionnaient.

Elle se rappelle avoir aidé son père à ouvrir et réparer un téléviseur, construit des modèles de molécules avec des bâtons et de la pâte à modeler, regardé ses parents — tous deux enseignants de chimie au secondaire — préparer leurs cours. La notion de combinaison d’atomes pour former des molécules différentes et plus complexes stimulait son imagination.

À l’université, elle s’est inscrite à un programme de génie, suivant en cela l’exemple de certains membres de sa famille. Au bout d’un an, elle est passée à la physique, fascinée par l’idée que les mathématiques pourraient révéler des vérités cachées à propos de l’univers.

Malena Tejeda-Yeomans, boursière Simons-Emmy-Noether[/caption]

Elle se rappelle s’être demandé avec excitation : « Puis-je faire un calcul qui me permettrait de découvrir par moi-même un aspect de la nature des choses — de la façon dont la matière est formée? C’était très abstrait. Je n’avais pas d’idée précise de ce que je voulais faire. » Mais quand elle a découvert la physique des particules, elle a su que c’était pour elle.

Après avoir obtenu un diplôme de 1er cycle à l’Université du Sonora, au Mexique, puis un doctorat à l’Université de Durham, au Royaume-Uni, elle a fait un stage postdoctoral à l’Université d’État de New York à Stony Brook, puis a été professeure à l’Université du Sonora, avant d’occuper son poste actuel de professeure et chercheuse à plein temps à l’Université de Colima. Mme Tejeda-Yeomans consacre sa carrière à tenter de comprendre le fonctionnement interne de la matière. Elle enseigne aussi à des étudiants de 1er cycle, dont certains pourraient bien former la prochaine génération de physiciens des particules et physiciens nucléaires.

Inspirer de futurs scientifiques

Mme Tejeda-Yeomans est l’une des nombreuses personnes qui séjourneront cette année à l’Institut Périmètre dans le cadre du programme de bourses Simons-Emmy-Noether. Financé par la Fondation Simons, ce programme conçu pour des personnes talentueuses en début ou en milieu de carrière, soutient des femmes et des membres de groupes sous-représentés en physique. Les récipiendaires de ces bourses peuvent passer jusqu’à un an dans le milieu de recherche unique en son genre de l’Institut Périmètre, sans devoir accomplir de tâche administrative ou d’enseignement, ce qui leur permet de mener des recherches intensives.

Mme Tejeda-Yeomans profite au maximum de cette occasion. « La bourse Emmy-Noether, dit-elle, est venue à un moment dans ma vie où je cherchais un espace — mental et physique — pour travailler sur de nombreux aspects de la physique fondamentale, ce que je n’aurais pas pu faire dans mon université d’appartenance car les fonds de recherche sont rares au Mexique pour ce genre de sujets.

« Cela, et aussi le fait que la bourse Emmy-Noether permet d’amener des étudiants et des membres de ma famille, en font l’occasion parfaite de retourner aux sources de ma formation et de mener certains projets que je n’aurais pas pu réaliser chez moi. »

La possibilité d’amener à l’Institut Périmètre des étudiants de 1er cycle comptait particulièrement pour Mme Tejeda-Yeomans. Ces étudiants ont pu se plonger dans le milieu de recherche de l’Institut, ce qui, espère-t-elle, les incitera à « se considérer comme participants à une entreprise mondiale ». Cela leur a aussi donné un avant-goût de ce que pourrait être une future carrière en physique.

Ces étudiants, Geraldine Cabrera et Ulises Zarate, ont apprécié à fond cette opportunité. M. Zarate a déclaré à la fin de son séjour : « Nous rapportons de l’expérience, des connaissances, des amitiés et de bons souvenirs acquis pendant presque un mois [à l’Institut Périmètre]. Je suis vraiment content d’avoir pu saisir cette chance unique et vivre cette expérience. »

Malena Tejeda-Yeomans sait fort bien que sa position privilégiée lui permet d’être un modèle pour de jeunes scientifiques — en particulier des femmes — au Mexique et ailleurs dans le monde. Pendant son séjour à l’Institut Périmètre, elle a bien réfléchi à la manière dont elle peut avoir le plus d’impact. « Comment ma présence ici peut-elle ouvrir la voie à d’autres femmes qui font de la physique théorique en Amérique latine? »

Jeter des ponts

Les liens et réseaux créés pendant des séjours de recherche comme celui-ci sont de puissants incubateurs de collaboration. Avec M. Cachazo, Mme Tejeda-Yeomans organise cette automne une série de séminaires à laquelle participe Karen Yeats, professeure agrégée à l’Université de Waterloo.

« Je crois que je peux apporter une perspective phénoménologique à leurs travaux théoriques », dit Mme Tejeda-Yeomans. En physique, la phénoménologie consiste à faire des prédictions en appliquant à des données expérimentales des théories des interactions entre particules.

Alors que Mme Yeats est une spécialiste des propriétés mathématiques des diagrammes de Feynman (outils servant à décrire des interactions entre particules), et que M. Cachazo est un expert des amplitudes dans plusieurs théories quantiques des champs, Mme Tejeda-Yeomans calcule des amplitudes et utilise des diagrammes de Feynman pour des applications phénoménologiques dans diverses expériences. Les possibilités d’échange de connaissances entre ces trois scientifiques sont évidentes et enthousiasmantes.

Mme Tejeda-Yeomans dit à propos de cette série de séminaires : « Idéalement, nous aimerions que ce forum favorise de nouvelles avenues de recherche liées à la phénoménologie, et qui soient pertinentes pour des expériences actuelles et futures portant sur les interactions entre matière et rayonnement dans des conditions extrêmes. »

En réunissant des étudiants diplômés, des postdoctorants et des chercheurs représentant une vaste gamme de points de vue, le groupe espère susciter de nouvelles idées et « créer un dialogue permettant une sorte d’enrichissement mutuel de ces domaines. »

À propos de l’IP

L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.

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