Les circuits quantiques pourraient cacher une nouvelle physique
« Beaucoup de gens tiennent pour acquis que nous voulons construire un ordinateur quantique, dit Roger Melko. Les ordinateurs quantiques ont des applications évidentes, mais nous oublions qu’ils engendrent des découvertes fondamentales en physique, d’une manière surprenante et importante. » [traduction]
Les découvertes surprenantes et importantes issues d’ordinateurs font partie du bagage de M. Melko.
Roger Melko est professeur associé à l’Institut Périmètre, dans le cadre d’une nomination conjointe avec l'Université de Waterloo (UW). Ses recherches consistent à utiliser des simulations pour comprendre les états exotiques de la matière où les propriétés quantiques jouent un rôle important. Par exemple, lui et Juan Carrasquilla, postdoctorant à l’Institut Périmètre, ont découvert que le genre d’apprentissage automatique qui permet de distinguer des photos de cumulus de photos de choux-fleurs permet aussi de distinguer divers états de la matière quantique — y compris des états que des ordinateurs avancés ne peuvent simuler.
Il a également orienté l’expertise de son équipe en matière de simulations numériques en vue de comprendre les ordinateurs quantiques eux-mêmes. Récemment, à l’occasion de simulations du fonctionnement d’un circuit quantique, l’équipe a entrevu quelque chose d’inhabituel : un nouveau type de transition d’état.
De quoi s’agit-il exactement? « On appelle cela une transition d’état fondée sur des mesures, poursuit M. Melko. Je crois que cela ne peut vraiment se produire que dans un ordinateur quantique. » [traduction]
Autrement dit, il s’agit d’une toute nouvelle physique.
L’équipe qui a effectué cette simulation comprend, de gauche à droite : Sayonee Ray, postdoctorante à l’UW, également affiliée à 1QBit par l’intermédiaire du Laboratoire d’intelligence quantique de l’Institut Périmètre; Roger Melko; Stefanie Czischek, postdoctorante à l’UW. Giacomo Torlai, diplômé de l’Institut Périmètre et maintenant au Centre AWS d’informatique quantique, en Californie, et Rajibul Islam, professeur adjoint à l’Institut d’informatique quantique de l’UW, ne sont pas sur la photo.[/caption]
Les transitions d’état
Les transitions d’état sont omniprésentes en physique. Elles surviennent chaque fois qu’un système peut se comporter de plus d’une manière et que le passage d’un état à un autre se fait brusquement.
En voici un exemple. On met dans une pièce chaude un bloc de glace dans lequel un thermomètre est incrusté. Au début, le thermomètre montre que la glace se réchauffe lentement. Cependant, au point de fusion, quelque chose d’étrange se passe : le thermomètre reste bloqué même si le système absorbe encore de la chaleur. Toute cette chaleur alimente le passage de l’état solide à l’état liquide. C’est seulement une fois que toute la glace a fondu que le thermomètre, maintenant trempé dans une flaque, recommence à monter.
Deux comportements différents et un point de brusque transition de l’un à l’autre : c’est la définition élémentaire d’une transition d’état. Il y en a bien d’autres exemples : le graphite qui devient du diamant lorsque l’on y applique une pression; un aimant de réfrigérateur qui perd son magnétisme lorsqu’on le frappe avec un marteau; même le passage d’un plasma chargé à l’hydrogène neutre dans l’univers primitif était une transition d’état.
La transition d’état fondée sur des mesures observée par M. Melko et son équipe ressemble suffisamment à ces phénomènes pour être considérée comme une transition d’état. Mais certains détails ne correspondent à aucune loi physique connue.
M. Melko explique que les simulations effectuées par son équipe sont des répliques numériques de pointe d’un circuit d’ordinateur quantique. Ce circuit peut avoir des comportements de 2 types : l’un dans lequel l’intrication se développe rapidement, et l’autre dans lequel l’intrication se développe sensiblement moins vite. La transition entre les 2 types de comportement n’est pas progressive. C’est une transition d’état qui survient soudainement.
« La première chose étonnante, dit M. Melko, est que c’est presque identique à une transition d’état dans la matière. Un circuit quantique d’une certaine complexité construit en laboratoire n’a rien à voir avec la matière, des matériaux, etc., mais il subit quand même une transition d’état qui ressemble à une transition d’état de la matière.
« La seconde chose étonnante est que même si cela ressemble à un phénomène que l’on observerait dans la matière, il y a certaines choses que nous ne comprenons pas à son sujet. Il est clair que c’est un nouveau genre de transition d’état qui ne semble pas se produire dans le monde naturel. » [traduction]
Classes d’universalité, ou pourquoi un nouveau type de transition a énormément d’importance
Un nouveau type de transition d’état a énormément d’importance.
Afin d’expliquer pourquoi, M. Melko lève son verre d’eau dans la lumière du soleil. « Si j’observe la transition d’état entre l’eau et la vapeur — si je fais chauffer ce verre d’eau —, cette transition aura les mêmes propriétés que la transition d’état du champ magnétique d’un aimant, ou que les transitions d’état qui sont survenues dans l’univers primitif. Ce phénomène, qui porte le nom d’universalité, est à mon avis la chose la plus profonde en physique. » [traduction]
L’universalité est une signature mathématique. Un peu comme tout ce qui repose sur des cercles est décrit à l’aide du nombre pi, toutes les transitions d’état connues sont décrites à l’aide de seulement quelques constantes. Tout comme le nombre pi, ces constantes sont des ratios : on mesure une grandeur avant et après la transition, on compare les deux mesures, et l’on voit émerger ces constantes familières.
Il y a très peu de manières différentes dont ces constantes se reproduisent dans différents types de transitions d’état. Par exemple, une classe de transitions d’état peut faire intervenir les constantes alpha, bêta et gamma, alors qu’une autre classe fera intervenir les constantes bêta, gamma et kappa. Chacun de ces ensembles de constantes définit une classe d’universalité.
Selon M. Melko, les physiciens maîtrisent assez bien les classes d’universalité, même si ce n’est pas à la perfection : « Nous savons quels systèmes ont quelles sortes de comportements universels. Nous comprenons les raisons fondamentales pour lesquelles une transition d’état appartient à une classe d’universalité, alors qu’une autre transition d’état correspond à une autre classe d’universalité — du moins nous croyons comprendre tout cela. » [traduction]
Il ne faut pas oublier que la simulation de M. Melko a montré qu’un circuit quantique simple peut passer d’un type de comportement à un autre — subissant ainsi une transition d’état. Cela était surprenant en soi. Mais ce qui était encore plus surprenant, sinon bouleversant, c’est que cette transition d’état ne correspondait à aucune classe d’universalité connue.
En simulant un ordinateur quantique non encore construit, M. Melko avait entrevu une nouvelle physique.
Les transitions d’état fondées sur des mesures, en détail et dans la réalité
Selon M. Melko, l’article de l’équipe propose de construire le circuit et d’étudier la transition d’état dans la réalité. Les théoriciens travaillent en collaboration étroite avec Rajibul Islam, de l’Institut d’informatique quantique, afin de réaliser cela. M. Islam a construit un ordinateur quantique à ions piégés, dans lequel les qubits sont des atomes individuels piégés dans des puits électromagnétiques.
« Un jour, nous nous sommes demandé : Pourrions-nous réaliser une de ces transitions d’état dans l’ordinateur de Rajibul Islam? Est-ce même possible? C’est ce que cet article propose. Il s’agit d’une étude numérique où nous avons utilisé des bibliothèques informatiques de pointe pour simuler l’ordinateur de Rajibul Islam. » [traduction]
M. Melko dessine une suite de qubits — dont chacun, dans le montage de M. Islam, serait un ion piégé. Ces qubits sont actionnés par une série de portes et deviennent intriqués. Après cette opération, ils atteignent un état final, où ils peuvent être mesurés. L’ensemble de ce processus constitue un circuit quantique simple.
M. Melko ajoute ensuite un niveau de complexité : à chaque étape dans les portes, il peut mesurer un ou plusieurs des ions piégés. Cette mesure détruit l’intrication. « C’est comme de vérifier si le chat est vivant ou mort », dit-il en faisant allusion à la fameuse expérience de pensée de Schrödinger. « Les mesures forcent le qubit à être dans un état bien défini, et les effets quantiques tels que l’intrication disparaissent. » [traduction]
Selon le nombre de mesures locales, le circuit quantique a 2 types de comportement : l’un dans lequel l’intrication augmente rapidement, et l’autre dans lequel elle n’augmente pas rapidement. Un circuit qui subit moins de mesures a davantage d’intrication dans son état final.
Mais la relation n’est pas linéaire : le circuit semble pouvoir supporter quelques mesures avec peu de baisse de l’intrication. Mais au-delà d’un certain seuil de mesures, l’intrication chute d’un cube à un carré. Si on représente ce phénomène par un graphique, cela ressemble tout à fait à la fonte de la glace. C’est assurément une transition d’état : une transition d’état fondée sur des mesures.
Le résultat? « Oui, on peut utiliser un ordinateur quantique à ions piégés pour réaliser ce type de transition d’état. » [traduction]
Cette nouvelle découverte est si prometteuse que des chercheurs du monde entier s’y intéressent. Seulement à l’Institut Périmètre, 3 chercheurs travaillent sur le sujet de manière indépendante.
Le professeur Beni Yoshida tente de mieux décoder la structure d’intrication dans ces circuits. Ces travaux tout récents ne sont parus qu'en prépublication.
Timothy Hsieh, professeur à l’Institut Périmètre[/caption]
Le professeur Timothy Hsieh s’est également intéressé à la chose. M. Hsieh, qui a récemment reçu une prestigieuse bourse de nouveau chercheur du ministère des Collèges et Universités de l’Ontario, s’intéresse aux matériaux quantiques en général, et particulièrement aux matériaux quantiques créés artificiellement, qui offrent aux scientifiques plus de maîtrise des effets quantiques et de meilleurs moyens de coder de l’information quantique. Ce nouveau type de transition d’état tombait tout à fait dans son domaine.
Avec le doctorant Shengqi Sang, M. Hsieh a exploité le nouveau type de transition d’état comme outil pour explorer certains états de la matière intéressants mais difficiles à étudier.
« J’ai décidé, dit-il, d’étudier l’état où les mesures dominent et donnent lieu à un état final à faible intrication. » [traduction] En général, une mesure détruit des effets tels que l’intrication et la superposition : quand on ouvre la boîte, le chat de Schrödinger n’est plus dans une superposition de vivant ou de mort — le chat est soit tout à fait vivant, soit tout à fait mort.
Mais ce n’est pas ce qui se passe dans ce circuit quantique, où même l’état postérieur à la mesure possède des corrélations quantiques à long terme. De fait, selon M. Hsieh, c’est encore plus intéressant que cela. La structure des mesures effectuées pendant la transition d’état aide à conserver et à maîtriser ces corrélations à long terme.
Il qualifie les états à faible intrication du circuit quantique d’« états quantiques protégés par les mesures ». Ils appartiennent à une catégorie d’états appelés états dynamiques ou états de non-équilibre. Alors que la plupart des états décrivent la structure de la matière, les états dynamiques décrivent son comportement. Par exemple, lorsque l’on décrit une horloge, le plus important n’est pas la longueur des aiguilles ou la disposition des chiffres (la structure), mais le fait que les aiguilles bougent à une vitesse donnée (le comportement).
Les états dynamiques sont importants, mais ils posent des difficultés aux physiciens. « Au cours de la dernière décennie, dit M. Hsieh, nous sommes arrivés à comprendre assez bien les états d’équilibre. Mais les états dynamiques ne sont pas en équilibre — c’est la jungle, un territoire sans loi. » [traduction]
La structuration des mesures dans la transition d’état donne à Tim Hsieh un nouvel outil pour explorer la jungle des états de non-équilibre. Cette nouvelle avenue suscite l’intérêt de chercheurs du monde entier dans le domaine de la matière quantique.
Ordinateurs quantiques et télescopes
Le fait que plus d’une équipe soit en voie de découvrir une nouvelle physique dans les premiers ordinateurs quantiques n’est pas très surprenant, selon M. Melko : « Les gens commencent à penser que les ordinateurs quantiques disponibles actuellement — ou peut-être ceux que nous aurons à très court terme, dès l’an prochain — pourraient être le siège de nouveaux phénomènes physiques.
« Nous sommes à la veille de découvrir en laboratoire un phénomène nouveau, que nous n’avons jamais vraiment pensé chercher et qui met réellement à l’épreuve notre compréhension de la théorie quantique des champs. L’ordinateur quantique devient un instrument de découverte, tout comme un nouveau télescope, un nouvel accélérateur de particules ou un nouveau détecteur d’ondes gravitationnelles. » [traduction]
Selon M. Melko, avec tout l’accent que l’on met sur l’indéniable potentiel commercial des ordinateurs quantiques, nous perdons parfois de vue ce volet de découverte.
Prenons une comparaison. Ayant appris l’invention de la « lunette d’approche » en Hollande en 1609, Galilée a perfectionné cette idée et a construit son propre télescope. L’une des premières choses que fit Galilée fut alors d’en faire la démonstration aux dirigeants de Venise, qui s’en servirent comme d’une longue-vue pour procurer à leur État de navigateurs un avantage tactique.
Par contre, Galilée lui-même tourna son télescope vers le haut, en direction des sphères célestes « parfaites », pour découvrir que la Lune n’est pas une sphère parfaite, que le Soleil a des taches et que Jupiter a ses propres lunes. Cette nouvelle manière d’observer le ciel a complètement transformé notre conception du ciel.
Les ordinateurs quantiques pourraient jouer le même rôle. Les avantages tactiques qu’ils pourraient procurer sont énormes et pointent à l’horizon. Mais on perçoit maintenant la nouvelle conception qu’ils nous donnent du monde quantique.
Further exploration
À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.