Pourquoi les données probantes sont encore importantes (mais certaines personnes ne s’en soucient pas)
Lorsque James Weatherall, mathématicien et philosophe des sciences à l’Université de la Californie à Irvine, est venu prononcer sa conférence publique à l’Institut Périmètre, Dans le périmètre a profité de l’occasion pour lui poser des questions sur le rôle et le sort de la pensée fondée sur des données probantes, à l’ère des « faits alternatifs ».
Inside the Perimeter — Nous sommes à une époque où l’on doute des faits et où on ne les croit pas. Pouvez-vous nous parler des liens entre la philosophie et la science à une époque de déni de la science et de caution de faits alternatifs?
James Weatherall — La question intéressante est la suivante : Pourquoi devrions-nous croire ce qui est vrai? Pourquoi devrions-nous nous soucier des données probantes? L’une des choses les plus frappantes à propos du climat politique en Occident… est le peu d’importance que l’on accorde aux données probantes. Il est clair que beaucoup de gens nient tout simplement ce qui est pourtant très bien appuyé par toutes sortes de preuves disponibles. Cela peut venir en partie d’une ignorance de ces preuves, mais cela vient aussi d’un simple rejet ou d’une affirmation selon laquelle ces preuves « ne sont pas pertinentes à ce que je crois, et j’estime que ce que je crois est vrai, même si c’est beaucoup moins appuyé par des preuves ».
Inside the Perimeter — À propos de quoi observez-vous ce phénomène?
JW — On l’observe bien sûr à propos des changements climatiques, mais aussi dans d’autres domaines. Il y a aux États-Unis un débat enflammé sur la valeur de la vaccination. D’autre part, en Europe, où l’on doute moins des changements climatiques, les aliments génétiquement modifiés font l’objet d’une controverse qui me semble plus vive que sur le continent américain.
Inside the Perimeter — C’est peut-être une question saugrenue à poser à un scientifique, mais pourquoi la vérité a-t-elle de l’importance?
JW — On s’attendrait à ce que l’incapacité à rendre compte des données probantes nous heurte — et que celles-ci aient donc de l’importance. Il devrait y avoir un point où la réalité reprend ses droits. Je crois que c’est ainsi que de nombreux philosophes voient les opinions qui existent dans le monde. Pourquoi nous soucions-nous de la vérité? Parce que nous nous soucions des gestes que nous pourrions poser afin d’obtenir les résultats que nous souhaitons. Si, dans nos actions, nous restons insensibles à la réalité, nous n’obtiendrons pas les résultats voulus. Et pourtant ce lien entre la vérité et les résultats espérés semble se perdre.
Inside the Perimeter — Pourquoi ce lien se perd-il? Pourquoi la vérité perd-elle du terrain?
JW — Des facteurs sociaux influencent de diverses manières notre manière de former des opinions qui s’éloignent des données probantes. Dans bien des cas, ce qui semble compter le plus est d’être en accord avec ceux qui nous entourent, en particulier à l’ère où beaucoup de gens interagissent par les médias sociaux. Cela produit une sorte de caisse de résonance où toutes les personnes que nous entendons — ou la grande majorité d’entre elles — sont d’accord avec nous. La réaction immédiate du monde telle qu’on la perçoit est positive si l’on est d’accord avec ce groupe de personnes. Le coût d’une croyance en quelque chose qui n’est pas appuyé par des preuves, et qui pourrait avoir plus tard des conséquences négatives, devient très abstrait par rapport à cette réaction très immédiate.
Inside the Perimeter — Quelles répercussions cela a-t-il sur la société en général?
JW — Nous sommes témoins aujourd’hui des interactions entre les sciences et la politique, ainsi que de l’intervention de nombreux facteurs sociaux qui jouent un rôle encore plus déterminant. Évidemment, il y a des liens entre l’économie et la politique, mais il y en a aussi entre les sciences et l’économie, puisque les sciences servent à éclairer les décisions politiques. Il y a un incitatif économique à profiter de facteurs sociaux pour influencer les opinions des gens afin de promouvoir les politiques que l’on préfère. Certains milieux ont compris cela depuis longtemps. L’industrie du tabac a systématiquement tenté de discréditer les données prouvant les liens entre le tabac et le cancer du poumon. On a recours à des méthodes très semblables, et parfois aux mêmes personnes, pour nier les liens entre les gaz à effet de serre et les changements climatiques. Ces procédés existent depuis très longtemps, mais je crois que nous assistons à leur intensification, du fait notamment de l’évolution de nos structures sociales, en grande partie à cause d’Internet.
Inside the Perimeter — Dans un tel contexte, les scientifiques devraient-ils défendre la science? Ou y a-t-il un danger qu’ils se transforment en groupe de pression?
JW — D’une part, ce serait une erreur de ne pas faire valoir quelles sont les véritables données probantes, de ne pas les rendre publiques et de ne pas les communiquer le plus clairement possible. D’autre part, plus les scientifiques et les promoteurs de la science ressemblent à des agents politiques, plus il est facile de miner leur autorité sous prétexte qu’ils ne font que promouvoir un point de vue politique parmi d’autres.
Inside the Perimeter — Y a-t-il encore un endroit dans la société où les données probantes conservent toute leur importance?
JW — Selon un vieux dicton, toute politique est locale. L’endroit où l’on peut voir le lien entre les opinions fondées sur des données probantes, l’action politique et la politique en général, et où la réalité pousse dans la bonne direction, c’est dans la politique locale. Les gens ont tendance à se soucier de leur approvisionnement en eau, des écoles pour leurs enfants, etc., en négligeant peut-être les questions d’une portée plus large. La véritable difficulté, c’est de trouver comment faire en sorte que les gens pensent à ces problèmes plus abstraits, moins immédiats, comme ils le font pour des sujets qui les touchent plus directement. Je ne crois pas que quiconque ait encore trouvé comment y parvenir.
Visionnez The Physics of Wall Street (La physique de Wall Street), conférence publique prononcée par James Weatherall à l’Institut Périmètre :
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