Une douzaine de poèmes (et un limerick étrange) sur la physique écrits par des physiciens
On peut dire que la science et la poésie ont en commun la fonction de révéler de profondes vérités sur l’univers et la place que nous y occupons.
Le physicien Paul Dirac, connu pour être bourru, aurait qualifié cette idée de foutaise.
« La science vise à rendre facilement compréhensibles des choses difficiles; la poésie cherche à exprimer des choses simples d’une manière incompréhensible », a déclaré en grognant Dirac à un collègue. « Les deux sont incompatibles. » [traduction]
Le collègue en question, J. Robert Oppenheimer, adorait la poésie et s’y est adonné lui-même — comme l’ont fait plusieurs grands physiciens de toutes les époques. Les physiciens ont souvent eu recours à la poésie afin d’exprimer des idées pour lesquelles il n’existe aucune équation.
Voici quelques-unes des plus jolies strophes écrites par des physiciens d’hier et d’aujourd’hui, ainsi que quelques rimes malhabiles qui valent un A+ pour l’effort.
Note du traducteur : Tous ces textes ont été écrits à l’origine en anglais. L’adaptation française proposée ne prétend nullement rendre la qualité poétique de l’original, mais seulement donner une idée de son propos.
Malgré son peu de goût pour la poésie, il semble que Paul Dirac ait tout de même commis quelques vers. Attribué à celui-ci, le court poème ci-dessous exprime la croyance selon laquelle, passé l’âge de 30 ans, les physiciens ont déjà derrière eux leurs années les plus fécondes sur le plan intellectuel.
Les années fébrilement défilent
Et tout physicien doit les redouter.
Mieux vaut la mort qu’une vie stérile
Une fois passée sa trentième année.
– Original attribué à Paul Dirac
Le plus prolifique de tous les physiciens poètes a peut-être été le génie écossais dont les équations de l’électromagnétisme ont été qualifiées de « deuxième grande unification en physique » (après celle de la physique et de l’astronomie accomplie par Isaac Newton).
Le poème le plus connu de Maxwell s’intitule Rigid Body Sings (Chanson d’un corps rigide). Il avait l’habitude de le chanter en s’accompagnant à la guitare. Rigid Body Sings s’appuie sur le poème classique de Robert Burns Comin’ Through the Rye (qui a inspiré à J.D. Salinger le titre de son roman The Catcher in the Rye, traduit en français sous le titre L’attrape-cœurs). Par contre, pour ce qui est de mêler poésie et physique, l’œuvre la plus technomaniaque de Maxwell pourrait être A Problem in Dynamics (Un problème de dynamique), qui illustre à la fois son génie et son sens de l’humour.
Une lourde chaîne inextensible
Repose sur un plan horizontal uni.
On applique une force d’impulsion en A,
Qui entraîne un mouvement initial de K.
Soit ds le chaînon infinitésimal,
Auquel on s’attarde pour l’instant;
Soit T la tension, et T + dT
Celle-ci au voisinage de B.
Soit a, par convention,
L’angle entre OX et la tension;
Soient Vt et Vn les vélocités de ds,
Parallèle et perpendiculaire à la tension;
Alors Vn/Vt est égale à la tangeante,
De l’angle initial calculé par la suite.
– Adapté d’un extrait de A Problem in Dynamics, de James Clerk Maxwell
Si le poème A Problem in Dynamics de Maxwell vous paraît d’un niveau technique trop avancé, vous constaterez que le poème ci-dessous de William J.M. Rankine, autre physicien écossais, n’exige qu’une connaissance rudimentaire de l’algèbre (et une compréhension particulière de l’amour).
Tout en gribouillant d’inquiétants hiéroglyphes…
« Soit x la beauté, y les bonnes manières,
« Et z la fortune (cette dernière est essentielle),
« Soit A l’amour », dit notre philosophe,
« Alors A est une fonction de x, y et z,
« Une fonction dite "potentielle". »
– Adapté d’un extrait de The Mathematician in Love (Le mathématicien amoureux), de William J.M. Rankine
Richard Feynman était connu pour son génie et la diversité de ses intérêts. Entre autres, il jouait du bongo, ouvrait des coffres-forts et, à l’occasion, écrivait de la poésie.
Sorti du berceau,
Le voici,
Debout,
Sur la terre ferme :
Atomes dotés de conscience;
Matière mue par la curiosité.
Au bord de la mer,
Il s’émerveille : Moi
Un univers d’atomes,
Un atome dans l’univers.
– Adapté d’un extrait d’un poème sans titre de Richard Feynman
Même si sa spécialité est la physique théorique, Shohini Ghose est une véritable polymathe. Née en Inde, formée aux États-Unis, maintenant professeure à l’Université Wilfrid-Laurier, lauréate de nombreux prix, Shohini Ghose a prononcé des conférences courues sur des sujets allant des changements climatiques au sexisme en sciences. Elle s’est récemment jointe à l’Institut Périmètre, à titre de membre affiliée et spécialiste de l’équité, de l’inclusion et de la diversité. Et en plus elle écrit de la poésie.
FPC
Femme
Physicienne
De couleur
Femme physicienne
Femme de couleur
Femme physicienne de couleur
FPC
C’est moi.
Mais ce n’est pas moi.
Il y a plus.
Plus que la somme des mots.
Plus que les atomes qui constituent la femme, la physicienne et la couleur.
« Plus grand à l’intérieur »
Le Docteur ?
– Adapté d’un poème de Shohini Ghose
Le mathématicien anglais James Joseph Sylvester était un savant prolifique dont les travaux sur la théorie des matrices, la théorie des nombres et la combinatoire remplissent 4 (gros) volumes. Tous les 2 ans, la Société royale de Londres remet en son honneur la médaille Sylvester à un mathématicien en début de carrière qui a le potentiel de réaliser, tout comme Sylvester, des percées majeures. Il est donc logique que son poème le plus connu soit une ode à un terme manquant d’une formule algébrique.
Seul et abandonné! Isolé par le sort
Loin de tes semblables adorés,
Où t’attardes-tu, tristement envolé,
Étoile perdue ou fragment de météore?
– Adapté d’un extrait de To a Missing Member of a Family Group of Terms in an Algebraical Formula, (À un terme perdu d’une famille de termes d’une formule algébrique), de James Joseph Sylvester
Sonali Mohapatra est doctorante, récipiendaire d’une bourse du chancelier à l’Université du Sussex, et ancienne du programme de maîtrise PSI (Perimeter Scholars International – Boursiers internationaux de l’Institut Périmètre). Pendant qu’elle était étudiante dans le programme PSI, elle a chanté dans le cadre de l’émission Ideas du réseau anglais de la radio de Radio-Canada. Elle a aussi écrit le recueil de poèmes Leaking Ink (Fuite d’encre) et dirige un magazine international sur la résistance créative intitulé Carved Voices (Voix sculptées). Dans ses temps libres — il lui en reste parfois! —, elle fait des exposés de motivation sur la physique, le féminisme, de même que sur la conciliation entre travail et vie personnelle.
À un moment intense, la 5e dimension a frappé
Aux portes de Kaluza et de Klein. Elle a dit :
« Je peux me mettre en cercle touts petits
Si vous me laissez héberger la gravité! »
– Adapté d’un extrait de Obsessed With Gravity (Obsession de la gravité), de Sonali Mohapatra
William Rowan Hamilton était un mathématicien extraordinaire, dont les recherches ont eu des répercussions durables sur la physique moderne. Comme poète, il n’était pas vraiment à sa place, du moins de l’avis de son ami et poète renommé William Wordsworth. Hamilton envoyait souvent ses poèmes à Wordsworth pour avoir son opinion, et Wordsworth avait beaucoup de mal à faire des critiques constructives sans heurter son ami. Un jour, après avoir reçu un poème de Hamilton, Wordsworth lui a répondu : « J’ose soumettre à votre réflexion la possibilité que le volet poétique de votre personne puisse trouver au royaume de la prose un terrain plus favorable pour s’exprimer. » [traduction] Autrement dit : Conserve ton emploi, William. Voici l’un des meilleurs poèmes de Hamilton — hommage à un autre géant des mathématiques et de la physique, Joseph Fourier.
Fourier! Avec une joie profonde et solennelle,
D’abord engendrée par l’émerveillement,
Mais devenue extase pour un moment,
Je fixe votre gloire sur ma prunelle :
Comme pour rayonner d’une lumière si belle…
– Adapté d’un extrait de To the Memory of Fourier (À la mémoire de Fourier), de William Rowan Hamilton
Pour quelques physiciens à l’âme lyrique, la poésie n’est pas toujours un loisir éloigné de la recherche scientifique. Pour certains (au moins l’un d’entre eux), la poésie est une manière de présenter des conclusions scientifiques. En 1984, le physicien australien J.W.V. Storey a publié un article savant, intitulé The Detection of Shocked Co/ Emission from G333.6-0.2 (Détection des émissions de CO résultant d’explosions au sein de G333.6 0.2) sous forme d’un poème de 38 strophes. Nous mettons au défi tout chercheur qui lit ceci d’essayer d’en faire autant.
Les étoiles naissent de gaz et de poussière.
L’attraction exercée par la gravité
Comprime toute cette matière
Jusqu’à une assez forte densité.
Comme l’a découvert James Jeans,
Elles se forment par petits morceaux.
Instabilité gravitationnelle ou de Jeans,
C’était alors un concept nouveau.
– Adapté d’un extrait de The Detection of Shocked Co/ Emission from G333.6-0.2, de J.W.V. Storey
Image en fausses couleurs de la pouponnière d’étoiles G333.6-0.2
Image : Observatoire européen austral (ESO)
Physicien à Caltech, John Preskill est l’un des plus grands chercheurs au monde dans les domaines de l’information quantique et de l’application du calcul quantique aux grandes questions concernant l’espace-temps. Ce sont là des sujets extrêmement complexes, mais John Preskill a le don d’expliquer d’une manière accessible (parfois avec des rimes) des choses compliquées. Voici un extrait de son poème Quantum Cryptography (Cryptographie quantique).
Les états quantiques qu’on finit par obtenir
Défient tout ce que l’on peut concevoir.
Donc, même Bob est obligé de croire
Que nos échanges, Ève ne peut les saisir.
– Adapté d’un extrait de Quantum Cryptography, de John Preskill
Lorsque la doctorante Nitica Sakharwade ne travaille pas sur des questions fondamentales de mécanique et d’informatique quantiques, elle écrit de la poésie et fait des créations orales. D’ailleurs, elle participera au Festival canadien de créations orales en octobre 2018. Ses poèmes font appel à des images et à des métaphores tirées de la physique pour explorer son identité et aborder des thèmes profonds, comme le déterminisme à partir de la limite de Chandrasekhar (le seuil de masse qui détermine si une naine blanche explosera ou non en une supernova).
Par ta masse
Ta destinée est définie,
Et ta vie est régie
par la limite de Chandrasekhar.
En dessous de celle-ci
Naine blanche tu finiras,
Froide et seule
Dans le noir.
– Adapté d’un extrait de Chandrasekhar Limit, de Nitica Sakharwade
Professeur de physique à l’Université Harvard, David Morin est devenu légendaire pour les limericks à thème de physique dont il émaille ses cours. Certains sont très accrocheurs et expriment de manière impressionnante des notions complexes en quelques vers simples, comme ceux-ci sur le célèbre théorème d’Emmy Noether.
Symétries et lois de conservation vont de pair…
Comme Noether l’a si bien observé
(Et mérite d’en être louangée),
C’est une chose bien évidente
Que pour toute symétrie présente,
Une quantité doit être conservée.
– Adapté d’un limerick de David Morin
D’autres poèmes de David Morin — comme celui-ci, qui explique comment un milieu autre que le vide affecterait une expérience classique — frôlent l’absurde.
Qu’auriez-vous pensé, Galilée,
De prendre des vaches pour les laisser tomber
En disant que pour atterrir en douceur
Et assourdir quelque peu leur clameur,
Elles doivent choir non dans l’air, mais dans du coton ouaté!
– Adapté d’un limerick de David Morin
Pour terminer, nous ne pouvons résister au plaisir de vous faire connaître un poème de Katharine Burr Blodgett, physicienne et chimiste brillante qui, entre autres réalisations, a inventé un verre « invisible » non réfléchissant. Ce verre devenu très utile en cinématographie a été utilisé pour la première fois dans un obscur petit film intitulé Autant en emporte le vent. Après avoir pris sa retraite au bout d’une longue et fructueuse carrière chez General Electric (où, entre autres nombreuses inventions, elle a mis au point des substances pour déglacer les ailes d’avion), elle s’est amusée à écrire des poèmes excentriques.
Polyvinyle-formaldéhyde : danger!
Jamais, au grand jamais, il ne faut en manger.
Neuf personnes qui assistaient à une fête,
Et n’avaient, c’est normal, que bonne chère en tête,
Furent bien malades et durent prendre congé.
– Adapté d’un limerick de Katharine Burr Blodgett
UN NOUVEAU POÈME EN PRIME!
Katie Mack, mieux connue sous le nom @AstroKatie par ses quelque 280 000 abonnés Twitter, a récemment rendu visite à l'Institut Périmètre et nous a annoncé qu'elle venait de terminer un poème, livré strophe par strophe dans les médias sociaux. Intitulé Disorientation (Désorientation), il exprime l'admiration et l'émerveillement pour l'univers qui lui font tourner le regard vers le ciel et lui inspirent son formidable travail de communicatrice scientifique.
Je veux voir ton monde de très loin, six milliards de kilomètres,
Un tout petit point bleu dans la vive lumière blanche
D'une étoile ordinaire plongée dans le noir.
Je veux que tu essaies de distinguer les frontières de ton pays
À partir de ce point de vue,
Et que tu échoues.
– Adapté d’un extrait de Disorientation, de Katie Mack
Photo de la Terre prise par la sonde Voyager (1990)
Further exploration
À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.