DES TRAITS DE CRAYON AUX ORDINATEURS QUANTIQUES

Prenez un crayon bien taillé et faites un trait sur un bout de papier. Félicitations : vous venez de faire de la physique à la fine pointe de la matière condensée… peut-être même un premier pas vers les ordinateurs quantiques, selon une nouvelle recherche de l’Institut Périmètre.

Présentation du graphène

L’un des matériaux actuellement les plus à la page en recherche sur la matière condensée est le graphène.

Le graphène a connu un début original : des chercheurs s’amusaient à faires des traits de crayon sur des bouts de papier. La mine de « plomb » des crayons est faite en réalité de graphite, un réseau cristallin mou formé uniquement d’atomes de carbone. Lorsque l’on met ce graphite sur du papier en crayonnant, le réseau se dépose en minces feuillets. En séparant ce réseau en feuillets encore plus minces – au départ à l’aide de ruban adhésif – des chercheurs ont découvert qu’ils pouvaient faire des flocons de cristal ayant l’épaisseur d’un seul atome.

Ce grillage à l’échelle atomique s’appelle le graphène. Les chercheurs au ruban adhésif, Andre Geim et Konstantin Novoselov, ont remporté le prix Nobel 2010 de physique pour cette découverte. Le comité Nobel a écrit : « C’est un matériau complètement nouveau – non seulement le plus mince, mais aussi le plus résistant. Il conduit l’électricité aussi bien que le cuivre. Il conduit la chaleur mieux que tout autre matériau connu. Il est presque parfaitement transparent, tout en étant si dense que même l’hélium, l’atome gazeux le plus petit, ne peut le traverser. » [traduction]

Élaboration d’un modèle théorique du graphène

Le graphène n’est pas seulement une merveille pratique; c’est aussi un monde merveilleux pour les théoriciens. Confinés dans le plan bidimensionnel du graphène, les électrons se comportent de manière étrange. On peut voir toutes sortes de nouveaux phénomènes et tester de nouvelles idées. Zlatko Papić et Dmitry (Dima) Abanin ont précisément entrepris de tester de nouvelles idées avec le graphène.

« Dima et moi avons commencé à travailler sur le graphène il y a très longtemps, dit M. Papić. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois en 2009, à l’occasion d’une conférence en Suède. J’étais étudiant diplômé, et je crois que Dima était dans la première année de son postdoctorat. » [traduction]

Les deux jeunes scientifiques en vinrent à parler des nouveaux phénomènes physiques qu’ils pourraient observer dans cet étrange matériau lorsque celui-ci est exposé à un fort champ magnétique.

M. Papić ajoute : « Nous avons décidé que nous voulions élaborer un modèle de ce matériau. » [traduction] Depuis lors, ils ont continué de travailler par intermittence sur leur modèle théorique du graphène. Les deux chercheurs sont maintenant à l’Institut Périmètre, Zlatko Papić comme postdoctorant, et Dmitry Abanin comme professeur, tous deux dans le cadre d’une nomination conjointe avec l’Institut d’informatique quantique (IQC) de l’Université de Waterloo.

En janvier 2014, ils ont publié dans Physical Review Letters un article exposant de nouvelles idées sur la manière de produire dans le graphène un état à la fois étrange et intéressant – où l’on dirait que les particules contenues dans le matériau ont une charge électrique qui est une fraction de la charge d’un électron.

Cela s’appelle l’effet Hall quantique fractionnaire (EHQF), et c’est vraiment étonnant. Tout comme la vitesse de la lumière ou la constante de Planck, la charge des électrons est un repère fixe dans le paysage déroutant de l’univers quantique.

Tout système de l’univers est porteur de multiples entiers de la charge d’un électron. Lorsque l’EHQF a été découvert dans les années 1980, les physiciens de la matière condensée ont eu vite fait de conclure que les « particules » portant des charges fractionnaires dans leurs semiconducteurs sont en réalité des quasi-particules – c’est-à-dire des comportements collectifs émergents du système qui imitent des particules.

Le graphène est un matériau idéal pour l’étude de l’EHQF. « Comme son épaisseur est d’un seul atome, la surface donne un accès direct à la totalité du matériau, dit Zlatko Papić. Dans les semiconducteurs, où l’EHQF a été observé pour la première fois, le nuage d’électrons qui crée cet effet est enfoui profondément dans le matériau. Il est difficile d’accéder à ces électrons et de les manipuler. Mais dans le cas du graphène, on peut imaginer qu’il est beaucoup plus facile de manipuler ces états. » [traduction]

Dans l’article de janvier, MM. Abanin et Papić rapportent de nouveaux types d’états d’EHQF qui pourraient apparaître dans du graphène bicouche – formé de deux feuillets de graphène posés l’un sur l’autre – placé dans un fort champ magnétique perpendiculaire. Dans un article antérieur publié en 2012, ils faisaient valoir que l’application d’un champ électrique à travers la surface de graphène bicouche pourrait constituer une occasion unique de provoquer des transitions entre états d’EHQF. Selon eux, la combinaison des deux effets serait idéale pour observer des états d’EHQF particuliers et les transitions entre eux.

Tests expérimentaux

Deux groupes d’expérimentateurs – un à Genève, avec Dmitry Abanin, et un à l’Université Columbia, auquel MM. Abanin et Papić participent tous les deux – ont depuis lors fait bon usage de la méthode des champs électrique et magnétique. L’article du groupe de Columbia fait la couverture du numéro du 4 juillet de la revue Science, avec d’autres recherches portant sur le graphène (dont des travaux très voisins dirigés par Amir Yacoby, de l’Université Harvard).

« Nous collaborons souvent avec des expérimentateurs, dit Zlatko Papić. L’une des raisons pour lesquelles j’aime le domaine de la matière condensée, c’est que même la théorie la plus pointue a souvent de bonnes chances d’être rapidement vérifiée par l’expérience. » [traduction]

Dans un champ magnétique comme dans un champ électrique, la résistance électrique du graphène a le comportement étrange caractéristique de l’EHQF. Au lieu de varier avec la tension selon une courbe continue, la résistance passe soudainement d’un niveau à un autre, puis reste sur un plateau – comme dans un escalier. Chaque marche d’escalier correspond à un état différent de la matière, défini par un mélange complexe de charges, de spins et d’autres propriétés à l’intérieur du graphène.

« Le nombre d’états est considérable, ajoute M. Papić. Nous sommes très intéressés par le graphène bicouche, à cause du nombre d’états que nous détectons et parce que nous disposons de mécanismes – comme le réglage du champ électrique – qui nous permettent d’étudier les relations entre ces états et ce qui se passe lorsque le matériau passe d’un état à un autre. » [traduction]

Pour le moment, les chercheurs sont particulièrement intéressés par les marches d’escalier dont la « hauteur » est décrite par une fraction dont le dénominateur est un nombre pair. C’est parce que l’on s’attend à ce que les quasi-particules aient alors une propriété inhabituelle.

Dans notre monde en trois dimensions, il y a deux sortes de particules : les fermions (p. ex. les électrons), où deux particules identiques ne peuvent occuper un même état, et les bosons (p. ex. les photons), où deux particules identiques cherchent en fait à occuper un même état. En trois dimensions, les fermions restent des fermions et les bosons restent des bosons, et jamais les deux ne vont se rencontrer.

Mais un feuillet de graphène n’a pas trois dimensions, il en a deux. C’est effectivement un minuscule univers à deux dimensions, et dans cet univers, de nouveaux phénomènes peuvent se produire. Entre autres, les fermions et les bosons peuvent se rencontrer – devenant des anyons, qui peuvent se situer n’importe où entre les fermions et les bosons. On s’attend à ce que les quasi-particules correspondant à ces marches d’escalier spéciales soient des anyons.

Plus précisément, les chercheurs espèrent que ces quasi-particules seront des anyons non abéliens, comme le prédit leur théorie. Cela serait passionnant, parce que les anyons non abéliens peuvent servir à fabriquer des qubits.

Des qubits de graphène?

Le qubit est à un ordinateur quantique ce que le bit est à un ordinateur ordinaire : une unité fondamentale d’information et le dispositif de base qui contient cette information. En raison de leur complexité quantique, les qubits sont plus puissants que les bits ordinaires, et leur puissance croît de façon exponentielle à mesure que l’on ajoute des qubits. Un ordinateur quantique ne comportant qu’une centaine de qubits peut résoudre certains problèmes qui sont hors de portée même pour les meilleurs superordinateurs non quantiques. Ou plutôt pourrait, si l’on trouvait un moyen de construire des qubits stables.

Le désir de construire des qubits est l’une des raisons qui expliquent la popularité du graphène en général comme sujet de recherche, et l’intérêt particulier pour les états d’EHQF à dénominateur pair – avec leurs anyons spéciaux.

« Un état comportant un certain nombre de ces anyons peut servir à représenter un qubit, dit M. Papić. D’après notre théorie, il devrait y avoir des anyons, et les expériences semblent vouloir le confirmer – en tout cas les états d’EHQF à dénominateur pair semblent exister, du moins selon les expériences de Genève. » [traduction]

Il y a encore une étape à franchir pour avoir la preuve expérimentale que ces états d’EHQF à dénominateur pair contiennent vraiment des anyons non abéliens. Il reste du travail à faire, mais Zlatko Papić est optimiste : « Cela devrait être plus facile à prouver dans le graphène que dans des semiconducteurs. Tout se passe à la surface. » [traduction]

C’est encore trop tôt pour l’affirmer, mais il semble que le graphène bicouche pourrait être le matériau magique permettant la construction de ce genre de qubits. Ce serait une étape majeure sur le chemin improbable qui mène du crayon à mine de plomb aux ordinateurs quantiques.

– Erin Bow

POUR EN SAVOIR PLUS

À propos de l’IP

L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.

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