Plonger dans les liquides de spin quantiques
Pour Chong Wang et ses collègues Yin-Chen He et Liujun Zou, de l’Institut Périmètre, l’étude des liquides de spin quantiques ressemble à une plongée dans des milieux océaniques inconnus.
Rappelant l’éblouissante variété des formes, des couleurs et des espèces dans les océans — pensez aux gorgones, alcyonacés et octocoralliaires qui ornent la surface des récifs coralliens —, les liquides de spin quantiques constituent des milieux exotiques. Ils contiennent des particules qui nagent, scintillent et interagissent de manière complexe et fortement intriquée sur des réseaux cristallins formant entre autres des structures triangulaires, des réseaux de Kagomé et des alvéoles.
Les physiciens théoriciens qui étudient ces milieux disent souvent que cela revient à explorer un univers différent, sauf qu’au lieu d’utiliser un sous-marin ou un vaisseau spatial, ils se servent des mathématiques.
« Lorsque nous disons que nous les étudions dans un univers différent, explique M. Wang, c’est que pour chaque matériau, il y a une description mathématique complexe, mais que nous pouvons la rendre beaucoup plus simple. »
« Nous représentons les formes de manière théorique dans un autre univers, ajoute M. Zou. Même si l’on ne connaît aucun matériau quantique existant qui manifeste un certain phénomène, nous pouvons indiquer que ce phénomène est théoriquement possible. »
Les professeurs Chong Wang et Yin-Chen He, ainsi que le postdoctorant Liujun Zou, font partie des physiciens théoriciens rattachés au Centre Clay-Riddell de recherches sur la matière quantique de l’Institut Périmètre, pôle de recherche où les scientifiques visent à exploiter les propriétés intrinsèques de la mécanique quantique pour comprendre et découvrir de nouveaux états de la matière.
Ils se servent des mathématiques pour prédire les configurations et mouvements possibles des électrons dans ces structures géométriques. Et ils étudient ce qui se passe à l’intérieur de ces réseaux dans différentes dimensions, par exemple dans 1 ou 2 dimensions spatiales au lieu des 3 dimensions auxquelles nous sommes habitués. « Chaque dimension constitue un défi différent et possède sa propre histoire complexe », dit M. Wang.
Chong Wang, professeur à l’Institut Périmètre[/caption]
Et tout comme les milieux océaniques, ces autres mondes théoriques renferment des choses fantastiques qui n’attendent que d’être découvertes.
Une récente plongée théorique effectuée par MM. Wang, He et Zou a révélé une nouvelle catégorie possible de liquides de spin quantiques qu’ils appellent liquides de Stiefel, du nom du mathématicien suisse Eduard Stiefel (1909-1978).
Stiefel est l’auteur d’importantes contributions au domaine de la topologie, ou « géométrie de la feuille de caoutchouc », également utile aux scientifiques de l’Institut Périmètre qui étudient les états topologiques de la matière. Ce domaine de la physique a fait l’objet du prix Nobel de physique en 2016. L’un des articles de MM. Wang, He et Zou, intitulé Stiefel Liquids: Non-Lagrangian Quantum Criticality from Intertwined Orders (Liquides de Stiefel : criticité quantique non lagrangienne possible à partir d’ordres entrelacés), a récemment été publié dans Physical Review X.
Les liquides de spin quantiques et leur sous-catégorie des liquides de Stiefel ne sont pas des liquides au sens conventionnel, mais ce sont des états de la matière semblables à l’état liquide.
La plupart des gens étudient à l’école les états habituels de la matière — gazeux, liquide, solide — et la possibilité de passage de l’un à l’autre en fonction de la pression ou de la température. L’exemple le plus courant est celui de l’eau qui peut devenir de la glace ou de la vapeur selon la température.
Mais il existe beaucoup d’états de la matière autres que ces états habituels. Par exemple, à des températures voisines du zéro absolu, la matière peut passer à l’état de condensat de Bose-Einstein, où toutes les particules se comportent étrangement à l’unisson, comme si elles ne formaient qu’une seule particule.
Les liquides de spin quantiques en tant qu’« aimants frustrés »
Un liquide de spin quantique est un état de la matière semblable à un anti-aimant.
Dans un aimant, les électrons ont leur spin aligné, ou s’orientent de manière ordonnée, leur pôle nord pointant dans la même direction. C’est ce qui confère au matériau ses propriétés magnétiques. À des températures ultrabasses, de nombreux matériaux deviennent magnétiques.
Par contre, dans un liquide de spin quantique, la configuration des électrons est telle qu’il leur est difficile de s’aligner de manière ordonnée. Si les électrons interagissent dans un réseau formé de structures triangulaires adjacentes, il peut s’ensuivre un tiraillement entre électrons voisins, qui ne savent plus quoi faire. Le matériau devient un « aimant frustré », dont les électrons fluctuent constamment, même aux températures les plus basses, comme dans un état liquide, d’où le nom de liquide de spin quantique.
L'existence des liquides de spin quantique a été proposée pour la première fois en 1973 par Phil Anderson (1923-2020), lauréat d’un prix Nobel. Même si cet état était d’abord purement théorique, des expérimentateurs ont mentionné au cours de la dernière décennie des matériaux ayant des propriétés de liquides de spin quantiques.
Yin-Chen He, professeur à l’Institut Périmètre[/caption]
Grâce à leurs propriétés exclusives, les liquides de spin quantiques sont extrêmement utiles dans des applications telles que la supraconductivité à haute température — qui permet à des matériaux de transporter de l’électricité avec une résistance nulle même aux températures ambiantes habituelles — ou le calcul quantique. « L’étude des liquides de spin quantiques a d’abord été motivée par le désir de comprendre les supraconducteurs à haute température », dit M. He.
C’est pourquoi, dans le monde entier, des chercheurs sur la matière quantique, y compris des physiciens théoriciens de l’Institut Périmètre, cherchent à comprendre les liquides de spin quantiques et à en découvrir de nouvelles catégories ayant diverses configurations et propriétés.
Les liquides de Stiefel : une nouvelle catégorie de liquides de spin quantiques
Dans leur récent article, MM. Wang, He et Zou ont décrit comment, du moins en théorie, la nouvelle catégorie de liquides de spin quantiques qu’ils appellent liquides de Stiefel pourrait émerger.
Un liquide de Stiefel pourrait être un exemple de système stable, en interaction forte et avec une intrication quantique à longue portée des électrons. Cela signifie que même si les électrons fluctuent constamment, ils sont liés entre eux dans une danse complexe partout dans le matériau.
Les particules fluctuantes interagissant fortement manifesteraient constamment ce que l’on appelle la criticité quantique, le stade transitoire pendant lequel la matière passe d’un état à un autre. Cela fait des liquides de spin quantiques des matériaux idéaux pour comprendre l’émergence d’un comportement collectif, ce qui est crucial pour créer de nouveaux types de matériaux quantiques aux propriétés exotiques.
Enrichir la boîte à outils théoriques
M. Zou ajoute qu’au-delà de cette intéressante criticité quantique, les liquides de Stiefel pourraient amener un enrichissement de la « boîte à outils théoriques » permettant de comprendre la matière quantique en général.
La matière quantique constitue ce que l’on appelle en physique un système quantique à N corps. La complexité du système croît de manière exponentielle avec le nombre de particules qui interagissent les unes avec les autres. Il devient difficile — et parfois impossible, même avec la puissance des ordinateurs modernes — de décrire un tel système à l’aide des équations d’onde de Schrödinger de la mécanique quantique.
Pour simplifier cette tâche, les physiciens théoriciens utilisent en général des outils mathématiques tels que des théories de jauge, afin de produire des approximations plus simples qui les aident à décrire le comportement de la matière quantique. Une méthode répandue consiste à utiliser des équations de champ principal comme technique d’approximation pour comprendre un système complexe en régime d’interaction forte.
Liujun Zou, postdoctorant à l’Institut Périmètre[/caption]
Il se trouve que cette méthode ne s’applique pas aux liquides de Stiefel. « Nous avons constaté que les liquides de Stiefel semblent se situer au-delà de ce paradigme, dit M. Zou, de sorte qu’il faudra un nouveau cadre théorique pour les décrire. »
« Dans notre proposition, les liquides de Stiefel n’admettent aucune description de champ principal, ajoute M. Wang. Il nous faudra donc de nouveaux outils théoriques pour pouvoir étudier correctement ces systèmes qui sont intrinsèquement en interaction forte. »
Ces nouveaux outils théoriques sont encore à mettre au point, mais la proposition de liquides de Stiefel ouvre cette avenue de recherche. On espère qu’un jour des expérimentateurs trouveront les propriétés des liquides de Stiefel dans un matériau cristallin, ou qu’ils pourront créer un tel matériau en laboratoire.
« En étant optimiste, dit M. Wang, on peut espérer que des expérimentateurs observent les signatures des liquides de Stiefel. »
Mais même si l’on ne trouve pas de liquides de Stiefel, ces travaux ont une portée plus grande.
« Cela nous force à élargir les horizons de notre compréhension, ajoute M. Zou. Cela nous force à mettre au point de nouveaux outils, qui permettront ensuite de résoudre d’autres problèmes et qui pourront mener à des applications technologiques. »
À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.