La promesse exotique des isolants topologiques bosoniques

Peng Ye et Zheng-Cheng Gu, chercheurs à l’Institut Périmètre, avancent une théorie pour créer des isolants topologiques bosoniques en condensant les lignes tourbillons dans un condensat de Bose-Einstein, ce qui pourrait entraîner la présence d’anyons « impossibles » à la surface.

Quiconque a déjà tiré un cordon d’alimentation effiloché d’une prise de courant sait par expérience qu’il ne faut pas prendre à la légère les flux d’électrons. Si l’on ne touche qu’à la gaine extérieure du cordon, tout se passe bien. Mais si l’on touche aux filaments qui sont à l’intérieur, gare aux chocs électriques!

Nous contrôlons l’électricité en utilisant 2 catégories de matériaux : les conducteurs, p. ex. les filaments à l’intérieur d’un cordon d’alimentation, qui permettent au courant de passer; les isolants, p. ex. la gaine protectrice, qui ne laissent pas passer le courant.

Mais une autre catégorie de matériaux, appelés isolants topologiques, font les deux. Ces matériaux exotiques sont isolants à l’intérieur (on dit qu’ils sont isolants « dans leur masse ») et conducteurs à la surface.

Proposés en théorie en 2006 et observés expérimentalement pour la première fois en 2007, les isolants topologiques font maintenant l’objet d’intenses recherches. Non seulement ils constituent un bon milieu pour étudier des propriétés quantiques dans des matériaux, mais on croit aussi que leurs étranges propriétés sont très prometteuses pour le calcul quantique et la transmission d’énergie sans perte.

L’existence des isolants topologiques a d’abord été proposée en théorie, puis démontrée en laboratoire, sous forme de structures bidimensionnelles faisant appel à des électrons, qui sont des fermions1. Par la suite, on a utilisé des fermions pour créer des isolants topologiques tridimensionnels.

Et maintenant, Peng Ye, postdoctorant à l’Institut Périmètre, et Zheng-Cheng Gu, boursier du directeur de l’Institut Périmètre, viennent de mettre au point la théorie mathématique qui sous-tend un isolant topologique tridimensionnel faisant appel à l’autre catégorie de particules élémentaires de la matière : les bosons2.

L’existence d’isolants topologiques bosoniques (ITB) a été proposée pour la première fois en 2011 par Zheng-Cheng Gu et d’autres chercheurs, dont Xiao-Gang Wen, titulaire de la chaire Groupe-financier-BMO-Isaac-Newton de physique théorique de l’Institut Périmètre.

Dans un nouvel article publié le 19 juin dans la revue en ligne Physical Review X, Peng Ye et Zheng-Cheng Gu préparent le terrain pour la création d’ITB en laboratoire.

Les bosons ont besoin de fortes interactions

Jusqu’à maintenant, c’est le comportement de fermions, tels que les électrons, qui est à l’origine des seuls isolants topologiques que l’on a pu créer. MM. Ye et Gu se sont demandé ce que l’on observerait si l’on faisait appel à des bosons plutôt qu’à des fermions.

Les isolants topologiques bosoniques se distinguent de leurs pendants fermioniques par le fait qu’ils ont besoin de fortes interactions pour exister. À de basses températures, on peut utiliser des molécules bosoniques pour former une soupe ultrafroide appelée condensat de Bose-Einstein (CBE) – état exotique de la matière où toutes les particules sont à leur plus bas niveau d’énergie possible et manifestent des propriétés collectives uniques.

Des molécules peuvent avoir à divers degrés des interactions de répulsion dues à la force dipolaire. (Imaginez que chaque particule soit un minuscule aimant dont le pôle nord bute constamment contre le pôle nord d’autres particules.) En utilisant différentes sortes de molécules dans des CBE, les expérimentateurs peuvent créer des interactions plus ou moins fortes.

Si l’on crée de faibles interactions de répulsion entre des bosons, les fluctuations quantiques à l’intérieur du CBE produisent des tourbillons, comme de petits tourbillons coniques dans un lac. Cela crée un suprafluide, dans lequel ces « lignes tourbillons » sont clairsemées. Mais si l’on crée un CBE où les interactions de répulsion sont fortes, et si l’on maintient ce que l’on appelle une symétrie réversible dans le temps, les lignes tourbillons deviennent de plus en plus denses.

Lorsque les lignes tourbillons se rejoignent, le condensat atteint un point critique appelé transition d’état. La soupe se transforme alors en un système bosonique à interactions fortes, où les particules font bloc et manifestent un comportement collectif émergent.

Ce nouvel état s’appelle un isolant de Mott. Cet isolant peut prendre de nombreuses formes, en fonction des paramètres des fortes interactions que l’on impose. L’ITB est l’une de ces formes possibles.

La symétrie est vitale

La clé de tout cela est la symétrie. Pour maintenir leur état exotique, les isolants topologiques doivent conserver une symétrie réversible dans le temps. Cela n’a rien à voir avec les machines à voyager dans le temps, mais cela a tout à voir avec les lois de la physique.

Si un système continue d’obéir aux lois de la physique peu importe s’il évolue dans le sens du temps ou dans le sens inverse (les deux sont possibles lorsque l’on travaille de manière purement théorique), on dit qu’il possède une symétrie réversible dans le temps. D’un point de vue mathématique, les systèmes à symétrie réversible dans le temps ne changent pas si l’on fait passer le sens du temps de positif à négatif.

Cette idée abstraite a des conséquences concrètes. Si la symétrie réversible dans le temps d’un isolant topologique est rompue – ce qui peut être le cas sous l’action d’un fort champ magnétique –, le matériau exotique devient soudainement tout aussi ordinaire que le caoutchouc ou le bois, c’est-à-dire un isolant comme un autre.

Lorsque la symétrie réversible dans le temps est rompue, « tout s’arrête, et la surface devient isolante » [traduction], dit Peng Ye.

Des anyons « impossibles »

Le fait de concevoir les ITB comme des liquides dans lesquels les lignes tourbillons sont condensées constitue une démarche nouvelle, et l’article de MM. Ye et Gu présente la théorie quantique des champs topologiques (TQFT) qui pourrait fournir aux expérimentateurs une feuille de route pour la production d’ITB en laboratoire.

C’est un travail mathématique ardu, mais qui comporte un avantage exclusif : comme les ITB ont besoin d’une interaction forte, la mathématique employée pour les décrire s’applique aux états fortement corrélés de la matière.

Cette complexité crée une physique de surface beaucoup plus riche que dans le cas d’autres surfaces métalliques. Selon ces nouveaux travaux, la surface d’un ITB pourrait contenir des anyons « impossibles ».

Un anyon est une quasi-particule qui se situe mathématiquement entre un boson et un fermion – ce n’est ni vraiment l’un ni vraiment l’autre. Les anyons n’existent que dans des systèmes bidimensionnels : la surface d’objets tridimensionnels ou des plans à 2 dimensions.

Mais selon la TQTF de MM. Ye et Gu, la surface d’un ITB pourrait contenir des anyons qui ne pourraient pas exister sur un plan à 2 dimensions. Leur existence serait possible uniquement à la surface d’un ITB tridimensionnel dont la symétrie réversible dans le temps serait protégée.

Cette structure mathématique très complexe conduit à un système bibloc : la surface contenant les anyons et la masse tridimensionnelle dépendent l’une de l’autre pour manifester les propriétés exotiques d’un ITB.

« Nous appelons cela une anomalie quantique. Il est impossible d’observer la surface seule, explique Peng Ye. Lorsque la surface présente une anomalie, on dit que la masse comporte un certain 'ordre' non trivial, même si elle semble tout à fait ordinaire.

« Ces anyons ne peuvent exister que sur une surface d’ITB qui maintient la symétrie. Ils ne pourraient pas exister seuls sur un plan à 2 dimensions. Cela crée un état de surface très intéressant, qui subsiste tant que la symétrie est conservée. Tout cela découle de notre TQFT. » [traduction]

Une vision globale

Dans leur article, Peng Ye et Zheng-Cheng Gu ont réalisé 3 importantes avancées. Premièrement, ils ont proposé l’idée de la condensation de lignes tourbillons comme processus de création d’un isolant topologique bosonique. M. Ye espère que des expériences faisant appel à des systèmes ultrafroids permettront de créer effectivement cet état exotique de la matière dans un avenir rapproché.

Deuxièmement, ils ont élaboré une théorie quantique des champs topologiques qui montre la très grande complexité de la surface d’un ITB. Cet état de surface est même plus exotique que celui d’autres isolants topologiques, car il pourrait contenir des anyons « impossibles ».

Troisièmement, la TQFT qu’ils proposent a une ressemblance mathématique frappante avec la gravitation quantique à boucles, domaine de recherche qui tente d’unifier la physique quantique et la relativité générale. Peng Ye ne s’attendait pas à ce qu’un tel parallèle émerge de leurs travaux, mais il en apprécie la beauté.

« En gravitation quantique à boucles, ce genre de structure mathématique décrit la constante cosmologique », ajoute-t-il.

« Lorsque l’on aborde la gravité, on parle de l’univers, et on parle en même temps d’isolants topologiques. Au bout du compte, nous avons devant nous les mêmes structures, les mêmes difficultés, les mêmes défis. Cela permet de découvrir des phénomènes communs. » [traduction]

– Tenille Bonoguore

1  Les fermions sont des particules élémentaires dont deux représentants ne peuvent occuper un même état. Les électrons en sont des exemples : ils tournent autour du noyau atomique sur des orbites différentes, parce que deux électrons ne peuvent occuper la même orbite.

Les bosons peuvent agir collectivement. Contrairement aux fermions, deux bosons identiques peuvent être au même endroit au même moment. Cette propriété est exploitée par exemple pour réaliser des lasers.


POUR EN SAVOIR PLUS

À propos de l’IP

L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.

Pour de plus amples renseignements, veuillez vous adresser à :
Mike Brown
Gestionnaire, Communications et médias
416-797-9666