Le début d’un nouvel état
La physique de la matière condensée – la partie de la physique responsable de la découverte et de la description de la plupart de ces états – classifie traditionnellement les états de la matière selon la disposition de ses éléments constitutifs fondamentaux – en général des atomes. La clé de cette classification est ce que l’on appelle la symétrie.
Pour comprendre ce qu’est la symétrie, imaginez que vous traversez un volume d’eau liquide dans un minuscule sous-marin : les atomes tourbillonnent autour de vous de manière aléatoire, et il n’y a aucune différence entre les diverses directions – vers le haut, vers le bas ou vers les côtés. Techniquement, on dit que l’eau liquide est grandement symétrique. La glace cristalline, qui constitue un autre état de l’eau, est moins symétrique que l’eau liquide. Si vous traversiez de la même manière un bloc de glace cristalline, vous verriez des rangées rectilignes de structures cristallines espacées aussi régulièrement que les poutres d’un gratte-ciel en construction. Certains angles vous donneraient des vues différentes. Certains chemins seraient bloqués, et d’autres grand ouverts. La glace possède de nombreux éléments de symétrie – par exemple, chaque « plancher » ou chaque « pièce » du gratte-ciel a le même aspect – mais les physiciens diraient que la grande symétrie de l’eau liquide est brisée.
La classification des états de la matière par la description de leurs propriétés de symétrie et selon les endroits et les manières dont ces symétries sont brisées s’appelle la théorie de Landau. Plus qu’une simple manière de représenter les états de la matière dans un graphique, la théorie de Landau est un outil puissant qui aide les scientifiques à découvrir de nouveaux états de la matière et à saisir les comportements des états connus. Les physiciens étaient si satisfaits de la théorie de Landau que pendant longtemps ils ont cru que tous les états de la matière pouvaient être décrits par des propriétés de symétrie. Ce fut donc tout un événement lorsqu’ils ont découvert certains états que la théorie de Landau était incapable de décrire.
À partir des années 1980, les chercheurs dans le domaine de la matière condensée, dont Xiao-Gang Wen – maintenant professeur à l’Institut Périmètre –, ont étudié de nouveaux systèmes quantiques possédant de nombreux états fondamentaux présentant la même symétrie. M. Wen a fait remarquer que ces nouveaux états possèdent un nouveau type d’ordre, appelé ordre topologique. L’ordre topologique est un phénomène de la mécanique quantique : il n’est pas lié à la symétrie de l’état fondamental, mais plutôt aux propriétés globales de la fonction d’onde de l’état fondamental. L’ordre topologique transcende donc la théorie de Landau, qui est fondée sur des concepts de la physique classique.
L’ordre topologique est une théorie plus générale des phases quantiques et des transitions entre ces phases. Dans le nouveau cadre, les phases de la matière sont décrites non par des modèles de symétrie à l’état fondamental, mais par les modèles d’une propriété résolument quantique – l’intrication. Lorsque deux particules sont intriquées, certaines mesures effectuées sur l’une d’elles affectent immédiatement l’autre, peu importe la distance qui sépare les deux particules. Les configurations de tels effets quantiques, contrairement aux configurations de position des atomes, ne pourraient pas être décrites par leurs propriétés de symétrie. Si vous aviez à décrire un état d’ordre topologique à partir du poste de pilotage de votre minuscule vaisseau, vous ne décririez plus les poutres et les planchers résultant de la disposition des molécules, mais plutôt les liens invisibles entre molécules – un peu comme de décrire une ville à partir des flux d’information dans son système téléphonique.
Cette description plus générale de la matière, élaborée par Xiao-Gang Wen et ses collaborateurs, offrait de grandes possibilités, mais quelques états de la matière n’entraient pas dans cette description. Plus précisément, quelques états intriqués (phases topologiques) de courte portée conservaient la symétrie. Ces états de la matière qui conservent la symétrie comprennent certains supraconducteurs topologiques et isolants topologiques, qui sont d’un grand intérêt immédiat parce que ce sont des matériaux prometteurs pour la première génération à venir de dispositifs électroniques quantiques.
Dans l’article paru aujourd’hui dans la revue Science, M. Wen et ses collaborateurs dévoilent un nouveau système qui permet enfin de classifier avec succès ces états qui conservent la symétrie.
Se servant d’outils mathématiques modernes – plus précisément la théorie cohomologique des groupes et la théorie supercohomologique des groupes – les chercheurs ont défini et classifié les états qui conservent la symétrie pour un nombre quelconque de dimensions et pour toute symétrie. Ce nouveau système de classification jettera un éclairage sur ces phases quantiques de la matière, ce qui pourra accroître notre capacité à concevoir des états de la matière pouvant être utilisés dans des supraconducteurs ou des ordinateurs quantiques.
Cet article est révélateur du monde complexe et fascinant de l’intrication quantique, et il constitue une étape importante vers une nouvelle classification moderne de tous les états de la matière.
Pour en savoir plus
• Lire l’article paru dans la revue Science.
• Le plus récent numéro de la revue Nature fournit une confirmation expérimentale de l’existence de liquides de spin quantique, l’un des nouveaux états de la matière prédits de manière théorique par Xiao-Gang Wen et ses collaborateurs.
• Essai de Xiao-Gang Wen sur les liens entre la physique de la matière condensée et la cosmologie
• Introduction à la compréhension des états de la matière fondés sur la symétrie
XIAO-GANG WEN
Considéré comme l’un des plus grands théoriciens de la matière condensée au monde, Xiao-Gang Wen est titulaire de la chaire Groupe financier BMO Isaac-Newton de l’Institut Périmètre de physique théorique, créée en 2010 grâce à un don de 4 millions de dollars du Groupe financier BMO. Xiao-Gang Wen a quitté le MIT pour devenir en 2011 le premier titulaire de cette chaire. Lisez un aperçu accessible de ses recherches.
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