Déchiffrer le code
Les physiciens théoriciens — que l’on considère traditionnellement comme des adeptes des tableaux noirs, des craies et des équations gribouillées — explorent de plus en plus le monde de la conception et de la réalisation de logiciels. Et même si la programmation informatique peut sembler loin de la recherche fondamentale, de nombreux physiciens de l’Institut Périmètre constatent que leur incursion dans le monde du logiciel accélère en fait le progrès scientifique.
« La physique théorique est en train de devenir une sorte de collaboration entre l’être humain et la machine » [traduction], déclare Roger Melko, professeur associé à l’Institut Périmètre et chef du Laboratoire d'intelligence quantique de l'Institut Périmètre. Certains des résultats obtenus s’avèrent suffisamment utiles et souples pour susciter l’intérêt de la communauté scientifique élargie ainsi que de l’industrie.
Roger Melko, professeur associé à l’Institut Périmètre[/caption]
Au-delà de l’utilisateur unique
Il n’est pas rare qu’un physicien écrive de temps en temps des lignes de code informatique. Souvent, les logiciels disponibles sur le marché ne sont pas optimisés ou adaptés aux problèmes qui se posent à la fine pointe de la science. Presque tous les étudiants diplômés, postdoctorants et professeurs ont passé des jours (ou des mois) à créer des outils personnalisés pour s’attaquer à un problème de recherche précis.
Mais passer d’un programme informatique personnel hyperspécialisé à la réalisation d’un logiciel exige une façon de penser différente. Il n’est pas toujours facile de savoir comment un programme pourrait faire l’objet d’une utilisation plus générale.
« On ne sait pas comment l’utilisateur va se servir du produit », dit Denis Rosset, ancien postdoctorant à l’Institut Périmètre et auteur de plusieurs progiciels. « Il faut s’assurer que toutes les combinaisons possibles d’éléments du logiciel vont fonctionner sans heurt. » [traduction]
Denis Rosset, ancien postdoctorant à l’Institut Périmètre[/caption]
Le postdoctorant William Cunningham fait remarquer que plusieurs difficultés doivent être surmontées avant qu’un logiciel soit assez souple pour permettre une utilisation plus large. « Lorsque vous optimisez un logiciel pour un ordinateur ou superordinateur donné, dit-il, le résultat est propre à votre espace de travail. Mais si vous voulez qu’il fonctionne sur un ordinateur que vous n’avez jamais utilisé auparavant, vous avez toutes sortes de défis à relever. »
Il faut aussi assurer les mises à jour pour suivre l’évolution de la technologie. « Vous devez assurer la compatibilité avec le matériel le plus récent, poursuit M. Cunningham. Si vous ne faites rien, ce qui était bon il y a 5 ans ne le sera plus autant aujourd’hui. » [traduction]
Une communauté ouverte
De nombreux physiciens choisissent de faire de leur logiciel un logiciel libre : toute personne a accès au code pour l’adapter, le mettre à niveau ou l’étendre. En plus de faciliter la gestion des mises à jour et des corrections, cela contribue à une culture d’ouverture et d’échange.
Selon Erik Schnetter, chef du groupe de technologie de la recherche à l’Institut Périmètre, cette culture de collaboration peut aider à faire avancer la science.
Erik Schnetter, chef du groupe de technologie de la recherche à l’Institut Périmètre[/caption]
« La mise à disposition du code n’est pas un cadeau à sens unique, dit-il. L’auteur du logiciel gagne des collaborateurs, qui doivent d’ailleurs investir du temps pour se familiariser avec le code. Si un grand nombre de personnes travaillent sur le logiciel, cela contribue à l’améliorer et à faire progresser le domaine. » [traduction]
À l’Institut Périmètre, l’informatique quantique constitue un excellent exemple de l’interaction entre logiciel libre et science ouverte, parce que le matériel et le logiciel sont développés en symbiose.
« Nous utilisons des logiciels pour manipuler, valider, contrôler et caractériser des dispositifs quantiques qui constituent fondamentalement des objets expérimentaux » , dit M. Melko.
Il ajoute qu’un logiciel libre peut en outre constituer une ressource pédagogique exceptionnelle pour les étudiants. « Un logiciel libre joue un rôle important, dit-il, parce que l’on voit tout le code et toutes ses révisions, ce qui permet d’avoir une connaissance intime du logiciel. » [traduction]
Reconnaissance professionnelle
« La programmation est une compétence très recherchée, dit M. Cunningham. Les étudiants qui ont cette compétence sont mieux équipés pour obtenir des emplois plus tard. »
Malgré cela, il peut être difficile pour des scientifiques de voir leurs contributions informatiques reconnues. L’impact d’un article scientifique se mesure au nombre de citations, mais il n’y a pas d’analogue simple dans le cas d’un logiciel. William Cunningham croit qu’il est temps que cela change.
« Ce serait bien que la réalisation d’un logiciel soit mieux reconnue, dit-il, parce que c’est vraiment un travail en soi qui s’ajoute à la recherche. Un tel outil peut accélérer la recherche d’un facteur de 100 ou 1 000 — non seulement parce qu’il permet de traiter davantage de données et d’obtenir des résultats plus précis, mais aussi parce qu’il permet de répondre à des questions d’un type différent. » [traduction]
William Cunningham, postdoctorant à l’Institut Périmètre[/caption]
Erik Schnetter dit que le problème peut aller plus loin que le manque de reconnaissance : « Pour certains comités de recrutement, le fait d’avoir publié un logiciel peut être presque considéré comme un handicap. Ces comités considèrent que le candidat perd beaucoup trop de temps sur des détails au lieu de s’intéresser aux grandes idées.
« C’est pourtant un service important rendu à la communauté scientifique. » [traduction]
« Ce que les chercheurs pourraient faire — mais cela exigerait un changement de mentalité —, dit M. Rosset, ce serait de recruter des ingénieurs qui aideraient à adapter le logiciel en vue d’une utilisation plus large. » [traduction]
L’Institut Périmètre cherche à promouvoir une culture où la programmation devient un aspect de travaux scientifiques révolutionnaires. Erik Schnetter et l’informaticien Dustin Lang offrent des cours aux scientifiques de l’Institut, collaborent avec eux et leur fournissent un soutien général en informatique.
M. Rosset dit que l’aide et la liberté qu’il a trouvées à l’Institut Périmètre en ont fait le lieu idéal pour réaliser RepLAB, suite adaptable d’outils logiciels mathématiques.
M. Cunningham est d’accord pour dire que le soutien offert par l’Institut Périmètre à la réalisation de logiciels par des physiciens est substantiel et exceptionnel. « Les ressources sont vraiment de tout premier ordre, dit-il. De fait, j’ai connu peu de limites dans ce que je pouvais faire. » [traduction]
Pleins feux sur les outils d’informatique scientifique de l’Institut Périmètre
Les chercheurs de l’Institut Périmètre ont produit de nombreux outils utiles dans leur domaine et au-delà. La galerie ci-dessous en présente quelques-uns et est suivie de leur description en français.
RepLAB — Boîte à outils MATLAB et Octave pour la théorie de la représentation
Denis Rosset (Institut Périmètre), Felipe Montealegre-Mora, Jean-Daniel Bancal ainsi que d’autres collaborateurs, dont les étudiants Joscelyn van der Veen, Andrew Buchanan et Sotirios Mygdalas, qui ont séjourné à l’Institut Périmètre pendant l’été
RepLAB aide à simplifier des problèmes complexes en exploitant des symétries, ce qui peut grandement accélérer les calculs dans le domaine de l’information quantique.
« Supposons que nous ayons un objet quantique analogue d’une image formée de 1 000 pixels par 1 000 pixels, et que cette image possède une certaine symétrie, dit M. Rosset. RepLAB trouvera une rotation astucieuse décomposant l’image en petits blocs, par exemple de 20 pixels par 20 pixels. Comme il est beaucoup plus rapide de faire des calculs sur ces petites images, des calculs qui prendraient des jours peuvent se faire en quelques secondes. »
QuCumber
Laboratoire d’intelligence quantique de l’Institut Périmètre (PIQuIL), notamment les chercheurs actuels et anciens de l’Institut Périmètre Matthew J.S. Beach, Anna Golubeva, Patrick Huembeli, Bohdan Kulchytskyy, Roger G. Melko et Giacomo Torlai
QuCumber (Quantum Calculator Used for Many-body Eigenstate Reconstruction – Calculateur quantique servant à la reconstruction d’états propres à N corps) fait appel à l’apprentissage automatique pour représenter l’état d’un ordinateur quantique sous forme d’un réseau neuronal.
« Nous faisons des mesures des états atomiques et nous les introduisons dans le logiciel, dit M. Melko. Ces mesures sont comme des pixels. Nous introduisons toutes les données pixélisées dans le réseau neuronal, qui apprend la représentation sous-jacente de l’image — c’est l’état quantique. »
Casual Set Generator
William Cunningham (travail commencé alors qu’il était à l’Université Northeastern)
Causal Set Generator (Générateur d’ensembles causaux) est le principal outil logiciel de simulation numérique dans la théorie des ensembles causaux, utilisée dans le domaine de la gravitation quantique.
« Nous postulons que l’espace-temps est représenté par une structure graphique, formée d’atomes d’espace-temps reliés par des relations de cause à effet, dit M. Cunningham. Dans le cas de problèmes vraiment difficiles — qui pourraient autrement exiger des mois de simulation —, on peut accélérer les calculs d’un facteur de 100 ou 1 000 avec cet outil et les ressources informatiques appropriées. »
Cactus et Einstein Toolkit
Contributeurs multiples, dont Erik Schnetter, chercheur à l’Institut Périmètre
Cactus fournit un environnement de programmation collaborative et modulaire pour des calculs parallèles de haute performance. Les programmeurs peuvent écrire leurs propres composantes, surnommées thorns (épines).
Einstein Toolkit est un environnement logiciel communautaire, formé d’outils de calcul qui soutiennent la recherche en astrophysique relativiste et en physique gravitationnelle. Il est utilisé par des centaines de chercheurs dans le monde entier pour l’étude de la relativité générale. Une grande partie de ces outils consiste en plus de 100 épines de Cactus pour la relativité informatique, la gestion de simulation et la visualisation.
QDimSum — Relaxations symétriques de programmation semidéfinie pour des systèmes de qudits
Denis Rosset (Institut Périmètre), Armin Tavakoli et Marc-Olivier Renou
QDimSum aborde une famille particulière de problèmes dans le domaine de l’information quantique. Son nom vient de quantum dimensional symmetry (symétrie dimensionnelle quantique).
Yao
Soutenu par le PIQuIL, l’Institut de physique de l’Académie chinoise des sciences, l’Institut chinois de physique théorique, Unitary Fund, et notamment par Xiu-Zhe Luo, chercheur à l’Institut Périmètre
Yao est un simulateur algorithmique qui constitue un complément de QuCumber. Alors que QuCumber reconstruit l’état d’un dispositif matériel, Yao simule et modélise un dispositif quantique à partir de ses fondements.
QDO
Réalisé par Stephen Bailey au Laboratoire national Lawrence-Berkeley, avec la contribution d’autres personnes, dont Dustin Lang, informaticien à l’Institut Périmètre
QDO (prononcé « kiou-dou ») augmente la puissance d’autres logiciels en structurant et en exécutant de multiples travaux dans des centres de calcul à haute performance.
The Tractor et Legacypipe
Contributeurs multiples, dont Dustin Lang, informaticien à l’Institut Périmètre, qui a commencé à participer à ces projets avant de se joindre à l’Institut
The Tractor analyse des images astronomiques pour identifier des sources telles que des étoiles et des galaxies et en mesurer les propriétés. Legacypipe est un cadre construit autour de The Tractor et à utiliser dans des relevés de Legacy Surveys (ensembles géants de données astronomiques).
astrometry.net
Dustin Lang (alors qu’il était à l’Université de Toronto)
Si vous êtes amateur d’astrophotographie, soumettez vos images à nova.astrometry.net, qui fournit des données d’étalonnage pour les coordonnées célestes, de même qu’une liste d’objets connus situés dans le champ de vision.
rf_pipelines
Entretenu par un groupe de contributeurs, notamment les chercheurs actuels et anciens de l’Institut Périmètre Kendrick Smith, Masoud Rafiei-Ravandi, Maya Burhanpurkar et Dustin Lang
Mis au point dans le cadre du système permettant au télescope innovateur CHIME de trouver des sursauts radio rapides, rf_pipelines est un outil largement utilisable, rapide et adaptable de traitement de données radioastronomiques.
ITensor
Matthew Fishman, E. Miles Stoudenmire, ancien postdoctorant à l’Institut Périmètre, et Steven R. White
Mis au point dans les années 1990 comme outils de recherche en physique de la matière condensée, les réseaux de tenseurs constituent un langage visuel et des outils mathématiques qui simplifient des calculs extrêmement difficiles. ITensor (Intelligent Tensor – Tenseur intelligent) est une logithèque permettant d’effectuer des calculs sur des réseaux de tenseurs.
TensorNetwork
Réalisé en collaboration par Google, X et l’Institut Périmètre
TensorNetwork est une logithèque libre qui améliore l’efficacité des calculs sur des tenseurs. Elle est optimisée pour le traitement par un processeur graphique, qui peut être jusqu’à 100 fois plus rapide que le traitement par un processeur central ordinaire.
SIGNAL
Kendrick Smith, professeur à l’Institut Périmètre, ainsi que des chercheurs de l’Université McMaster et de l’hôpital Sunnybrook
Certains chercheurs de l’Institut Périmètre ont orienté leurs efforts de programmation vers la lutte contre la COVID-19. Kendrick Smith a mis à profit son expérience d’énormes ensembles de données scientifiques désordonnées pour contribuer à la réalisation d’une suite logicielle de séquençage du génome du coronavirus.
À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.