“Philosophy [i.e., natural philosophy or nature] is written in this grand book – I mean the universe – which stands continually open to our gaze, but it cannot be understood unless one first learns to comprehend the language and interpret the characters in which it is written. It is written in the language of mathematics, and its characters are triangles, circles, and other geometrical figures, without which it is humanly impossible to understand a single word of it; without these, one is wandering around in a dark labyrinth.”
Galileo Galilei
Il Saggiatore (The Assayer) (1623)
Si l’on imaginait notre cosmos comme un tapis persan magnifiquement orné, et qu’on en examinait les moindres détails, on entrerait sans s’en rendre compte dans le domaine des mathématiques.
On y verrait des symétries. Des motifs d’un côté du tapis se répétant, dans un ordre apparemment précis, de l’autre côté. S’il s’agissait d’un tapis rond, on pourrait le faire pivoter et constater qu’il paraît identique sous tous les angles. Mais on y remarquerait peut-être aussi des imperfections : de légères ruptures dans la symétrie qui en accentuent la beauté. En regardant de plus près, on découvrirait peut-être aussi des symétries étonnantes, des surprises cachées et inattendues.
Notre cosmos est un peu comme ça. Comme l’a dit un jour Eugene Wigner, physicien théoricien et mathématicien américano-hongrois : « Le miracle de l’adéquation du langage des mathématiques à la formulation des lois de la physique est un don merveilleux que nous ne comprenons pas et que nous ne méritons pas. »
À l’Institut Périmètre, nous sommes en quête de motifs. En 25 ans d’existence, l’Institut est devenu mondialement reconnu pour sa formation d’étudiant·e·s et son rôle moteur dans l’essor de la physique mathématique – afin de mieux comprendre la nature, des plus grandes aux plus petites échelles.
La Fondation Krembil a été un partenaire clé dans cet effort. Elle soutient deux membres du corps professoral les plus prolifiques de l’Institut Périmètre : Davide Gaiotto, physicien théoricien titulaire de la Chaire Krembil Galilée Galiléi, et Kevin Costello, mathématicien titulaire de la Chaire Krembil William Rowan Hamilton.
Ensemble, ils s’attaquent à certains des problèmes les plus complexes de la physique théorique, tout en encadrant des chercheurs postdoctoraux et en formant des dizaines d’étudiant·e·s aux cycles supérieurs dans le domaine de la physique mathématique.
Ce faisant, ils contribuent à former une nouvelle génération de jeunes talents qui œuvreront dans des institutions au Canada et ailleurs dans le monde pour résoudre certains des plus profonds mystères de la nature.
Les mathématiques et la physique : partenaires de danse
Les mathématiques et la physique théorique entretiennent depuis longtemps une relation symbiotique. On pourrait dire qu’elles sont partenaires de danse, se rapprochant parfois, s’éloignant à d’autres moments.
Si l’on remonte à l’époque d’Archimède, de Galilée ou de Newton, il n’y avait tout simplement pas les distinctions disciplinaires que nous connaissons aujourd’hui. Ces penseurs étaient des polymathes, dont la curiosité les poussait à explorer un vaste éventail de domaines.
Archimède, largement considéré comme l’un des plus grands mathématiciens de l’Antiquité, était aussi physicien et ingénieur – il a notamment conçu des catapultes. Des siècles plus tard, Galilée était un « homme de la Renaissance » qui étudiait à la fois les mathématiques et la physique, et s’est fait connaître comme astronome. Newton aussi était à la fois mathématicien, physicien, astronome, alchimiste et théologien. À son époque, la physique portait le nom de philosophie naturelle et englobait tout ce qu’on pouvait connaître de la nature.
Mais à mesure que les connaissances humaines se sont accrues et que la technologie s’est raffinée – notamment à partir de la révolution industrielle et tout au long du 20e siècle –, les disciplines ont commencé à se séparer et à se spécialiser.
Après la Seconde Guerre mondiale, mathématiques et physique ont semblé suivre des chemins distincts. Les mathématicien·ne·s se sont tourné·e·s vers une approche plus formelle, mettant l’accent sur la beauté intrinsèque de leur discipline. Les physicien·ne·s théoricien·ne·s, pour leur part, se sont mis·es à travailler avec les diagrammes de Feynman et les données issues des collisionneurs de particules en construction.
« Il y avait plus de données expérimentales disponibles, donc ils avaient d’autres sources d’information », explique Costello.
Cette histoire est racontée dans le livre de Graham Farmelo, The Universe Speaks in Numbers: How Modern Maths Reveals Nature’s Deepest Secrets. L’auteur y décrit « le long divorce » entre la physique et les mathématiques, survenu entre les années 1940 et 1960.
Depuis, les deux disciplines se sont rapprochées. De nouveaux concepts mathématiques de plus en plus sophistiqués, en algèbre, en géométrie et en topologie, sont devenus nécessaires pour aborder certaines des grandes questions non résolues. La physique mathématique est née de ce besoin : c’est une discipline qui vise à élaborer et affiner les théories et outils mathématiques nécessaires pour décrire et modéliser les phénomènes physiques.
Selon Costello, les physicien·ne·s mathématicien·ne·s jouent un rôle particulièrement crucial dans les domaines de la physique théorique où les calculs sont extrêmement complexes.
Un bon exemple est le travail des membres associés Alexander Braverman et Ben Webster, qui ont développé des outils mathématiques pour effectuer des calculs portant sur des « opérateurs monopôles » dans certaines théories quantiques des champs – des calculs que les physicien·ne·s ne savaient pas faire auparavant.
La propre carrière de Costello a commencé dans un domaine des mathématiques appelé géométrie algébrique. Lorsqu’il a obtenu son doctorat et entamé sa recherche postdoctorale, au début des années 2000, la théorie des cordes faisait des prédictions étonnantes – qui touchaient non seulement la physique, mais aussi la géométrie algébrique. « Les mathématiciens se sont intéressés aux conséquences de ces prédictions et ont voulu les vérifier, explique Costello. Cela m’a beaucoup enthousiasmé pour la physique, et j’ai voulu comprendre d’où venaient ces idées. C’est comme ça que j’ai commencé à étudier la théorie quantique des champs et la théorie des cordes. »
À l’Institut Périmètre, un des grands axes du travail de Costello est l’intégrabilité quantique, une discipline qui consiste à trouver des solutions exactes à des problèmes complexes et apparemment insolubles en physique quantique.
Lorsque les physicien·ne·s utilisent les théories quantiques des champs pour comprendre les interactions complexes et chaotiques au cœur des atomes, il est très difficile d’obtenir des modèles mathématiques avec des solutions exactes. En fait, cela peut être presque impossible, même avec des ordinateurs. C’est un peu comme essayer de prédire les trajectoires de boules de billard sur une table. Plus on ajoute de variables et de boules, plus les problèmes mathématiques deviennent difficiles – au point qu’un ordinateur ultra-rapide n’arrive pas à les résoudre. Le monde quantique, avec toute sa complexité vertigineuse, est encore plus ardu.
C’est là que les compétences d’un mathématicien comme Costello entrent en jeu. Il peut concevoir des modèles simplifiés dans des dimensions inférieures, qui peuvent être analysés avec précision, puis appliqués à des dimensions supérieures.
Costello a également collaboré avec Gaiotto sur ce qu’ils appellent l’« holographie tordue ».
L’holographie est l’une des idées les plus fascinantes et importantes issues de la physique théorique au cours des 30 dernières années. Elle repose sur une « dualité holographique » qui relie une région d’espace courbe négativement, appelée espace anti-de Sitter (AdS), à une description quantique des particules connue sous le nom de théorie conforme des champs (CFT), située à la frontière de cette région. En connectant une théorie des particules en dimension inférieure à un espace en dimension supérieure qui inclut la gravité, cette correspondance est analogue à un hologramme, où une image sur une surface plane en deux dimensions peut sembler en trois dimensions. C’est pourquoi on parle du principe holographique.
Le principe holographique constitue un pont prometteur entre les deux théories les plus puissantes de la physique théorique moderne : la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein, qui décrit magnifiquement la gravité comme une courbure douce de la géométrie de l’espace-temps de notre univers, et la théorie quantique, qui décrit les interactions entre particules dans le monde subatomique.
Mais comme tous les modèles, celui-ci présente des limites – la principale étant que nous ne vivons pas dans un espace anti-de Sitter à courbure négative.
D’après les données sur la densité de l’univers recueillies par des instruments comme le satellite Planck, il semble que l’univers soit presque plat, géométriquement parlant. Ainsi, de grands efforts sont déployés pour mettre au point un modèle holographique qui se rapproche davantage de ce à quoi ressemble notre univers réel.
Un domaine de recherche complet à l’Institut Périmètre – l’initiative d’holographie céleste, dirigée par la professeure Sabrina Pasterski – s’emploie justement à accomplir cela.
Costello fait partie de cette initiative, mais il a aussi récemment collaboré avec Gaiotto et d’autres collègues sur l’holographie tordue – une forme de dualité holographique « tordue » par une opération mathématique. En combinant l’holographie tordue et l’holographie céleste, on peut se rapprocher d’un modèle de l’univers dans lequel nous vivons réellement.
Au bout du compte, Costello considère la rigueur mathématique comme « un outil essentiel pour garder les théoricien·ne·s honnêtes ».
Pedro Vieira, titulaire de la Chaire Clay Riddell Paul Dirac grâce au soutien de la Riddell Family Charitable Foundation, cherche lui aussi à appliquer une rigueur mathématique à des domaines de la physique où les théories spéculatives foisonnent – notamment les mystères entourant les trous noirs.
On peut considérer les trous noirs comme des laboratoires où la gravité et la théorie quantique se rencontrent. Il est essentiel, pour tous les domaines de la physique, de comprendre ce qui se passe lorsqu’on entre dans un trou noir. Mais comme nous ne pouvons pas voir à l’intérieur, les théories actuelles reposent sur de nombreuses hypothèses.
« Je veux essayer de transformer certaines de ces grandes questions spéculatives, grandioses et inspirantes en calculs mathématiques très concrets, très précis – voire ennuyeux, oserait-on dire », explique Vieira.
Vieira donne également un minicours sans crédit destiné aux étudiant·e·s aux cycles supérieurs et aux chercheurs postdoctoraux de l’Institut Périmètre sur les articles les plus « beaux » de la physique.
Le cours alterne entre des exposés sur neuf articles influents et des présentations dirigées par les étudiant·e·s sur la façon dont ces articles majeurs ont influencé la physique. Des étudiant·e·s de tous les domaines – de la matière condensée à la physique mathématique – apprécient le cours et y trouvent des liens. C’est un bel exemple de l’environnement multidisciplinaire et collaboratif de l’Institut Périmètre.
De son côté, Gaiotto anime un cours hebdomadaire intitulé QFT/Strings Office Hours, destiné aux étudiant·e·s aux cycles supérieurs. Le cours attire lui aussi un public multidisciplinaire et couvre une sélection variée de sujets.
La formation offerte par l’Institut Périmètre en physique mathématique commence déjà à se faire sentir dans les institutions à travers le pays.
Theo Johnson-Freyd, par exemple, est aujourd’hui professeur agrégé en mathématiques à l’Université Dalhousie à Halifax, en plus d’être professeur associé à l’Institut Périmètre. Avant de rejoindre Dalhousie, il était chercheur postdoctoral en physique mathématique à l’Institut Périmètre et a cosigné avec Gaiotto une série d’articles influents.
L’Institut Périmètre parcourt le pays tout au long de son 25e anniversaire, en coorganisant des événements et des conférences publiques. La première étape – qui célèbre entre autres la physique mathématique – a lieu à Halifax.
Selon Johnson-Freyd, l’Institut Périmètre, un milieu imprégné de physique théorique, est un endroit unique pour les jeunes mathématicien·ne·s.
« Avoir un environnement de physique dans lequel on peut faire des mathématiques, c’est vraiment formidable. Pour moi, être entouré de physique théorique a été une excellente façon de stimuler des idées mathématiques », explique-t-il.
Il ajoute que les mathématicien·ne·s sont formé·e·s pour repérer les grands motifs d’ensemble, et qu’ils peuvent aider les physicien·ne·s théoricien·ne·s à aller au-delà de la simple véracité d’un énoncé en apportant de nouvelles perspectives sur les raisons pour lesquelles cet énoncé est vrai.
Une partie du travail de Johnson-Freyd porte sur la théorie des catégories, l’étude des structures mathématiques et de leurs relations. En physique, cette approche est utile pour étudier les phases quantiques de la matière ou les théories de la matière condensée, ainsi qu’en information quantique et en calcul quantique.
Il transmet maintenant cette formation en physique mathématique à ses étudiant·e·s aux cycles supérieurs, à la fois à l’Université Dalhousie et à l’Institut Périmètre.
Les chercheurs postdoctoraux actuellement à Périmètre, comme Roland Bittleston, incarnent cette nouvelle génération de physicien·ne·s mathématicien·ne·s. Arrivé de l’Université de Cambridge, Bittleston travaille avec Costello à l’intersection de l’intégrabilité, de la théorie des twistors et de la théorie quantique des champs.
À l’instar de Costello, ses recherches portent sur des analogues en trois et quatre dimensions de modèles solubles en deux dimensions.
Selon Bittleston, ces nouveaux outils mathématiques sont précieux pour les physicien·ne·s. Historiquement, ces derniers se sont appuyés sur la théorie des perturbations – une méthode mathématique permettant de trouver des solutions approximatives, étape par étape, pour aborder des problèmes plus complexes. Mais même cette méthode n’est pas bien comprise sur le plan mathématique, précise-t-il.
Aujourd’hui, les mathématicien·ne·s explorent plus en profondeur les structures mathématiques et découvrent des perspectives inédites qui, selon lui, permettront de simplifier les travaux à venir. « Nous pouvons effectuer des calculs dans ces modèles qui seraient extrêmement difficiles autrement », affirme-t-il.
Des institutions du monde entier comptent des départements de mathématiques et de physique, mais ce qui rend l’Institut Périmètre unique, selon Bittleston, c’est la manière dont il fusionne les deux disciplines. « C’est un endroit unique en son genre », dit-il.
C’est une combinaison puissante. Dans son livre Love and Math: The Heart of Hidden Reality, l’auteur Edward Frenkel parle du pouvoir des mathématiques dans le progrès scientifique :
« Les mathématiques sont un moyen de décrire la réalité et de comprendre le fonctionnement du monde – un langage universel qui est devenu la référence ultime en matière de vérité. Dans notre monde de plus en plus façonné par la science et la technologie, les mathématiques deviennent, plus que jamais, une source de pouvoir, de richesse et de progrès. Ainsi, celles et ceux qui maîtrisent ce nouveau langage seront à l’avant-garde du progrès. »
À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.
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