Pourquoi des femmes quittent la physique
Susama Agarwala dit que les physiciennes pourraient devenir de meilleures mentores en étudiant les trous laissés par des balles dans les avions de chasse de la Seconde Guerre mondiale.
Mme Agarwala, scientifique au Laboratoire de physique appliquée de l’Université Johns-Hopkins, a pris la parole lors d’une conférence organisée par l’Institut Périmètre sur les femmes à l’intersection des mathématiques et de la physique théorique. Cette activité en ligne a réuni pendant 3 jours des mathématiciennes et des physiciennes, dont plusieurs boursières Simons-Emmy-Noether, qui travaillent à la jonction des mathématiques pures, de la théorie quantique des champs et de la théorie des cordes. Cette rencontre interdisciplinaire visait à favoriser les interactions entre participantes d’expérience et novices, et comprenait un volet de mentorat.
Dans le discours principal qu’elle a prononcé, Mme Agarwala, récemment corécipiendaire d’un prix de découverte Johns-Hopkins pour ses travaux sur la géométrie et la généralisation, plus précisément sur la détection de biais inconscients dans l’entraînement de systèmes d’intelligence artificielle, s’est servie des mathématiques appliquées pour orienter la discussion sur les raisons pour lesquelles des femmes quittent des carrières en physique, et pour présenter de nouvelles idées sur la manière d’aborder ces pertes dans le domaine.
Les avions de combat constituent un exemple emblématique d’un phénomène statistique appelé biais de survie. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Abraham Wald, statisticien à l’Université Columbia, a analysé les avions qui revenaient d’un combat. Il a étudié les endroits où chaque avion avait été touché pour déterminer leur vulnérabilité et leur résilience.
Les chefs militaires avec lesquels il travaillait voulaient instinctivement accroître le blindage là où il y avait le plus d’impacts de balle. Mais Abraham Wald voyait les choses autrement. Il s’est rendu compte que l’information la plus pertinente sur les impacts fatals ne pouvait provenir que d’une source inaccessible : les trous dans les avions qui ne sont jamais revenus.
« Si nous considérons uniquement les personnes qui survivent au processus de sélection, à côté de quelle information passons-nous? »
« Les chefs militaires n’avaient aucune idée de là où les balles devaient frapper pour faire tomber un avion », a dit Mme Agarwala. De la même manière, les histoires de femmes qui excellent en physique sont précieuses, mais elles sont incomplètes sans anecdotes et données sur les femmes qui choisissent de faire carrière ailleurs au lieu d’affronter un barrage de préjugés systémiques.
« Si nous considérons uniquement les personnes qui survivent au processus de sélection, à côté de quelle information passons-nous?, a-t-elle demandé. Quelle est la probabilité que les survivantes d’un ‘pipeline qui fuit’ soient capables de raconter l’expérience vécue par celles qui ont abandonné? »
La conscience du biais de survie peut aider les mentors a mieux comprendre les situations de leurs protégés et orienter des efforts plus importants pour colmater les brèches.
« Si je prends au hasard une personne parmi celles qui ont survécu, dit Mme Agarwala, elle dira probablement que pour survivre il faut publier davantage. Cela peut être tout à fait vrai, mais cela n’aborde pas les obstacles à la publication qu’ont connus celles qui ont abandonné. »
Souvent, les facteurs qui dissuadent les femmes — et les membres d’autres groupes fréquemment victimes de discrimination — de progresser en physique ne sont pas aussi nets qu’une balle coupant une arrivée d’essence. Ces facteurs peuvent être mieux compris à l’aide de statistiques que d’études de cas individuels. Selon Mme Agarwala, la discrimination est un « processus stochastique », c’est-à-dire qu’elle diminue la probabilité de survie. Elle compare cela à la conduite automobile sur une route verglacée : le risque accru ne signifie pas que tout conducteur aura un accident, mais il augmente globalement le nombre et la gravité des accidents.
Dans le milieu universitaire, ce ne sont pas toutes les femmes victimes de microagressions — ignorées pour des invitations à prendre la parole ou pour des prix; victimes de délais plus longs entre la soumission d’un article et sa publication, ou d’autres problèmes systémiques — qui abandonnent le domaine. Mais de tels facteurs augmentent globalement les fuites dans le pipeline.
« Si nous demandons à des femmes en particulier pourquoi elles ont quitté le domaine, nous risquons d’ajouter un biais à nos données et de passer à côté du vrai problème », dit Mme Agarwala. Les histoires de femmes qui ont persévéré en physique et d’autres qui sont passées à autre chose constituent des parties importantes du tableau, mais c’est aussi le cas de la multitude de facteurs qui affectent le taux général de survie dans le domaine.
Susama Agarwala sait comment une analyse mathématique rigoureuse peut contribuer à expliquer les effets de la discrimination systémique, mais elle reconnaît aussi la pertinence flagrante de comparer la carrière de femmes au sort d’avions touchés en plein vol.
« Il est scandaleux que non seulement des personnes quittent le milieu universitaire parce qu’elles y ressentent des abus ou de la discrimination, mais que celles qui y demeurent pour défendre le système — et même traitent de lâcheurs ou de ratés ceux qui abandonnent — n’aient pas du tout les mêmes caractéristiques démographiques que celles qui en sortent. »
En comprenant les enseignements du biais de survie et en reconnaissant la nature stochastique de la discrimination, les mentors peuvent non seulement aider davantage de personnes à contrer les probabilités, mais aussi contribuer à ce que ces probabilités deviennent plus favorables. Il peut être utile d’orienter les discussions vers les difficultés et les solutions propres à leurs protégés plutôt que vers ce qui a fonctionné pour le mentor. Et pour les protégés, le seul fait que leur situation individuelle soit prise en considération peut les aider à se sentir soutenus.
« La leçon à retenir est que nos expériences personnelles sont vraiment variées, dit Mme Agarwala. Lorsqu’une femme ou un autre étudiant qui risque de quitter le domaine vient chercher de l’aide, il faut se demander si notre expérience est la plus pertinente. »
À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.