Utiliser la théorie des jeux pour déterminer si une mémoire quantique est authentique

L’informatique quantique dépendra de la réalisation d’une mémoire quantique qui fonctionne, mais comment peut-on vérifier qu’une mémoire est réellement quantique? Trois physiciens proposent une manière de le faire à l’aide de la théorie des ressources et de la théorie des jeux.

Supposons que vous ayez un système quantique, que vous avez préparé dans un appareil spécial après le petit déjeuner. Vous vaquez à vos occupations puis, juste avant le repas de midi, vous venez vérifier le système. Vous constatez qu’il est encore quantique.

Mais a-t-il été quantique pendant toute votre absence, ou si l’appareil vous fait simplement croire qu’il l’a été? Peut-être l’état quantique original a été cartographié et cette information stockée dans un fichier caché avant que l’état quantique ne s’effondre. Ainsi, quand vous êtes revenu vérifier le système, l’appareil a pu produire un nouvel état quantique correspondant à son état original.

L’observateur ne fait pas la distinction entre les 2 situations suivantes : 1 – l’appareil possède une mémoire quantique fonctionnelle (qui reste en permanence dans un état quantique); 2 – l’appareil possède un réplicateur d’état quantique qui fait appel à une mémoire classique — un fichier caché ou autre dispositif semblable — pour stocker l’information entre deux lectures (auquel cas l’appareil n’est pas vraiment quantique).

Cela constitue un problème important dans le domaine naissant de l’informatique quantique. Les états quantiques sont extraordinairement fragiles. Ils peuvent rapidement entrer en décohérence et perdre leurs propriétés quantiques caractéristiques. La réalisation de systèmes quantiques robustes que l’on peut vérifier et qui sont capables de maintenir pendant longtemps leurs propriétés quantiques est l’un des sujets de l’heure de la recherche en physique quantique.

Une composante-clé de ce défi est la « mémoire quantique », c’est-à-dire la capacité de préserver les états fragiles de qubits pendant de longues périodes. Les communications quantiques dépendront non seulement de la mise au point d’une telle mémoire, mais aussi du fait de pouvoir compter sur leur caractère véritablement quantique.

Jusqu’à ce jour, ce problème a été largement étudié par des spécialistes des canaux quantiques.

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Denis Rosset (à gauche) et Yeong-Cherng Liang travaillent ensemble à l'Institut Périmètre en août 2018.[/caption]

Maintenant, 3 spécialistes de l’information quantique proposent une nouvelle manière de vérifier des systèmes quantiques. Denis Rosset, postdoctorant à l’Institut Périmètre, et ses collaborateurs Francesco Buscemi, de l’Université de Nagoya, et Yeong-Cherng Liang, de l’Université nationale Cheng Kung de Taïwan, viennent de présenter la première théorie des ressources des mémoires quantiques, ouvrant de nouvelles avenues de recherche en vue de la classification des canaux quantiques.

« À l’heure actuelle, lorsque des gens font des exposés en informatique quantique, ils montrent des schémas de circuits quantiques, qui ressemblent un peu aux lignes d’une partition musicale », affirme M. Rosset, qui est arrivé en janvier à l’Institut Périmètre, en provenance de l’Université nationale Cheng Kung.

« À un moment donné, seulement 2 ou 3 lignes se croisent ou sont en interaction. Cela signifie que l’ordinateur quantique ne travaille que sur 2 ou 3 qubits à la fois. Le reste est censé être conservé dans une mémoire. Voilà pourquoi ces travaux sont importants : quelle est la qualité de cette mémoire quantique sous-jacente? » [traduction]

Les tests actuels de vérification de la mémoire quantique comportent certaines limites. La méthode la plus employée, celle de la tomographie de l’état quantique, consiste à prendre des instantanés d’un système puis de les réunir pour déterminer les processus quantiques correspondants. Avec cette méthode, tous les aspects doivent être vérifiés et certifiés, y compris le dispositif employé pour préparer l’état quantique et les instruments utilisés pour mesurer cet état. (Un dispositif « certifié » accomplit exactement ce qui est spécifié par sa description mathématique).

D’autres tests consistent à vérifier si un système quantique viole une inégalité de Bell; le problème vient alors du fait que certains états quantiques intriqués ne violent pas les inégalités de Bell. Dans ce cas, il se pourrait que quelques mémoires authentiquement quantiques échouent le processus de certification.

L’article des 3 chercheurs, intitulé Resource theory of quantum memories and their faithful verification with minimal assumptions (Théorie des ressources des mémoires quantiques et de leur vérification fiable avec un nombre minimal d’hypothèses) et publié dans la revue en ligne Physical Review X, comble ces lacunes, et ce d’une manière qui impose aux expérimentateurs uniquement de certifier leur dispositif de préparation de l’état initial. Il n’est plus nécessaire de certifier les instruments de mesure.

Les chercheurs ont conçu un jeu centré sur une seule personne. Alors que beaucoup d’articles de physique font intervenir les personnages d’Alice et Bob situés dans des laboratoires distincts, les auteurs ont créé le personnage féminin « Abby », qui cherche à vendre une mémoire quantique. Pour certifier la qualité de la mémoire quantique, le joueur demande à Abby de faire fonctionner la mémoire à deux instants différents.

Dans un premier temps — disons juste après le petit déjeuner —, le joueur donne à Abby un état quantique et lui demande de l’enregistrer dans la mémoire. Juste avant le repas de midi, le joueur demande que l’état quantique soit vérifié. Pour ce faire, Abby reçoit un second état. Elle doit le mesurer en combinaison avec le premier état, qu’elle extrait de sa prétendue « mémoire quantique ».

Le joueur vérifie ce que fait Abby pendant qu’elle effectue une mesure du caractère quantique de la mémoire. Si Abby essaie de tricher — p. ex. en utilisant une mémoire classique pour enregistrer l’information quantique au lieu de maintenir l’état quantique pendant toute la période —, elle ne fait qu’empirer sa situation.

« Peu importe ce que fait le joueur avec une ressource classique, il ne pourra jamais gagner, déclare M. Rosset. Bien entendu, s’il a eu accès à une authentique mémoire quantique, il remportera la partie.

« On force le joueur à conserver l’état initial jusqu’au moment où le second état est reçu. Le joueur doit mesurer les 2 sous-systèmes pour remporter la partie. Mais si entre-temps il rompt l’intrication — s’il perd le caractère quantique de l’état —, alors il ne peut pas gagner. » [traduction]

Ce jeu repose sur la théorie des ressources, qui consiste essentiellement à attribuer un prix à divers types de ressources tels que des outils et des processus. Les ressources faciles à créer et à reproduire, p. ex. une note écrite ou un appel téléphonique, sont gratuites. Les ressources plus complexes, p. ex. un bit quantique, ont un prix non nul.

Mais quel est ce prix? On ne peut pas acheter une puce de mémoire vive quantique en magasin. Mais on peut attribuer un prix à une mémoire quantique, selon la valeur calculée de cette mémoire. Cependant, il y a plusieurs manières de calculer ce prix; celui-ci dépend de la situation dans laquelle la ressource est utilisée. (Dans un article publié en 2016, Bob Coecke, professeur à l’Université d’Oxford, Robert Spekkens, professeur à l’Institut Périmètre, et Tobias Fritz, qui était alors postdoctorant à l’Institut Périmètre, ont montré comment comparer divers types de ressources et établir la structure de prix correspondante.)

En bref, mieux Abby joue et mieux sa mémoire quantique fonctionne, plus elle peut demander un prix élevé pour son dispositif.

Cette manière de faire élimine aussi un sérieux obstacle à la vérification d’une mémoire quantique : il n’est plus nécessaire de « certifier » ou de vérifier l’instrument de mesure — de fait, n’importe quel type d’instrument de mesure va fonctionner. Cela aide à résoudre un problème qui hante le domaine de la mesure quantique et que l’on peut formuler ainsi : Quelle règle utilise-t-on pour mesurer une règle?

Des expérimentateurs sont déjà en contact avec les théoriciens pour discuter de manières de mettre à l’épreuve cette proposition. Denis Rosset prévoit effectuer l’analyse de données pour une équipe du Royaume-Uni qui l’a approché alors que l’article était en prépublication.

« Nous allons simuler une mémoire quantique qui a des défectuosités, puis essayer de voir jusqu’à quel point ces tests sont bons, déclare-t-il. Il y aura beaucoup de défauts, comme dans le monde réel. » [traduction]

Il s’attend néanmoins à ce que la théorie des ressources s’avère la principale contribution à ce domaine. Non seulement elle aide à exprimer de manière formelle la distinction entre les mémoires quantiques et les mémoires classiques, mais elle fournit aussi des outils pour évaluer et quantifier leur utilité.

De plus, il fait remarquer que la théorie des ressources arrive à point nommé. L’article de MM. Coecke, Spekkens et Fritz codifiait essentiellement un langage de théories des ressources afin qu’elles s’appliquent à tout système, de la théorie de l’information à l’ingénierie des systèmes.

« Les théories des ressources constituent une manière élégante d’organiser des propriétés qui font que des systèmes quantiques sont vraiment quantiques, ajoute M. Rosset. L’article applique cette méthode aux canaux quantiques. Cela correspond bien à l’air du temps. » [traduction]

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