La gravitation quantique : le plus étrange des deux mondes
Lucien Hardy veut vous faire savoir que la relativité générale est étrange elle aussi.
Parmi les 2 grandes théories physiques du XXe siècle — la physique quantique et la relativité générale —, la physique quantique est célèbre pour son caractère étrange. Elle est régie par des probabilités : elle ne dit pas ce qui va se produire, mais elle donne une gamme de résultats et une certaine mesure de la probabilité de chacun. Ses caractéristiques comprennent notamment : l’intrication, selon laquelle 2 parties d’un système quantique sont en corrélation si étroite qu’elles semblent s’influencer l’une l’autre de manière instantanée, même à de grandes distances; la superposition, selon laquelle un système quantique est dans 2 états à la fois.
« La physique quantique nous amène à penser à la réalité d’une autre manière », dit M. Hardy, professeur à l’Institut Périmètre et figure importante du domaine des fondements quantiques. « De fait, elle nous laisse dans l’incertitude sur la manière dont il faut appréhender la réalité.
« La relativité générale aborde des questions concernant l’espace et le temps, explique M. Hardy. L’espace-temps nous dit quels événements surviennent d’abord, lesquels surviennent ensuite, et lesquels ont des liens d’antériorité et de postériorité les uns avec les autres. » Comme l’espace-temps n’est pas fixe, ces relations ne le sont pas non plus. « Supposons qu’il y ait ici une masse et qu’elle bouge dans une direction. Elle peut affecter l’ordre des événements différemment que si elle bougeait dans une autre direction. La structure causale est donc dynamique. »
On pourrait en dire plus sur la relativité générale, mais selon Lucien Hardy, « il faut retenir qu’elle n’est pas la cousine conservatrice de la physique quantique. Elle est vraiment très radicale. »
Donc, si la relativité générale et la physique quantique sont toutes deux conservatrices sous certains aspects et radicales sous d’autres aspects, que se passe-t-il lorsqu’on les combine?
Entrer en terrain inconnu
Depuis des décennies, les physiciens recherchent une théorie unique combinant la physique quantique et la relativité générale comme si elles étaient les 2 faces d’une même médaille. Cette théorie combinée inconnue porte généralement le nom de gravitation quantique.
« Il me semble qu’une théorie de la gravitation quantique devrait adopter les caractéristiques radicales des 2 théories, dit M. Hardy. Une fois que le chat probabiliste est sorti du sac, il est peu vraisemblable que l’on puisse l’y remettre. Et une fois que la structure causale dynamique est elle aussi sortie du sac — je ne suis pas certain qu’on puisse facilement décrire la structure causale dynamique comme un chat —, il semble peu probable qu’elle disparaisse. »
Une théorie hypothétique de la gravitation quantique pourrait avoir à la fois la nature probabiliste de la physique quantique et la structure causale dynamique de la relativité générale. Et Lucien Hardy affirme qu’elle pourrait être encore plus radicale que cela.
« En physique quantique, nous avons cet effet amusant selon lequel si une particule peut aller dans une direction ou une autre, elle va d’une certaine manière dans les 2 directions à la fois. Appelons cela l’indéfinitude quantique. La particule est-elle ici ou est-elle là? Non, elle est d’une certaine manière aux 2 endroits en même temps. Sa position est indéfinie. »
En physique quantique, toute grandeur variable est susceptible d’être ainsi définie. Selon la conception de la gravitation quantique de Lucien Hardy, la structure causale peut varier. Par conséquent, elle peut être indéfinie.
C’est une notion déconcertante : un événement peut se produire à la fois avant et après un autre. Le temps et l’espace commencent à perdre leur identité, beaucoup plus qu’ils ne le faisaient même dans la relativité générale.
« On se trouve tout à coup en terrain inconnu, dit M. Hardy. Ce qui survient avant et après n’est plus défini. Dans un tel monde on ne pourrait plus dire ‘décrivons le monde à un moment donné et faisons-le évoluer dans le temps’, parce que cela supposerait une structure causale définie; qu’il y a une scène dotée d’une horloge. Mais cette manière de penser est tout simplement impossible. »
Si la gravitation quantique est une telle terre inconnue, comment les physiciens peuvent-ils s’y retrouver? Ou comme le formule Lucien Hardy : « Comment peut-on apprivoiser cette étrangeté? C’est ce à quoi je réfléchis depuis quelque temps. »
Que ferait Einstein?
Pour apprivoiser l’inconnu d’une structure causale indéfinie, Lucien Hardy essaie d’explorer un petit territoire où l’on peut ignorer le pire de l’étrangeté. Il s’inspire pour cela de l’histoire, plus précisément des travaux qu’Einstein a effectués entre 1905 et 1915, entre la publication de sa théorie de la relativité restreinte et celle de la relativité générale.
En 1905, Einstein a publié un article, intitulé dans sa version française De l’électrodynamique des corps en mouvement, qui présentait la théorie qui allait s’appeler la relativité restreinte. C’était une percée, mais Einstein s’est vite rendu compte qu’elle n’était pas compatible avec les théories newtoniennes de la gravitation. Comme la physique quantique et la relativité générale aujourd’hui, tant la relativité restreinte que la gravitation newtonienne faisaient des prédictions exactes et réussissaient l’épreuve de l’expérience, mais elles reposaient sur des hypothèses fondamentalement différentes. On ne pouvait pas utiliser les 2 théories en même temps.
Einstein savait qu’il avait besoin d’une théorie plus profonde — qui ressemblait à la gravitation lorsqu’on la tournait dans un sens, et à l’électrodynamique des corps en mouvement lorsqu’on la tournait dans l’autre sens. La percée est survenue en 1907, lorsqu’Einstein a eu ce qu’il a appelé « l’idée la plus heureuse de sa vie ».
« Imaginons, a-t-il écrit, qu’un travailleur juché sur le toit d’une maison perde pied. Pendant sa chute libre, tout ce qu’il avait dans les mains (un coffre à outils, par exemple) tomberait avec lui. Par conséquent, de son point de vue, la gravité semblerait ne pas exister. » [traduction] Einstein disait que la chute libre équivalait à être en dehors de la gravité. Il a approfondi cette idée jusqu’à ce qu’elle prenne la forme d’un énoncé formel appelé principe d’équivalence.
Le principe d’équivalence a été le point de départ d’une nouvelle théorie de la gravitation : la relativité générale.
Le problème d’aujourd’hui, pour combiner la physique quantique et la relativité générale, a la même structure que celui auquel Einstein était confronté. « Donc, dit M. Hardy, l’idée est de savoir si l’on peut tirer une leçon de ce qu’a fait Einstein, et transposer ses techniques à la situation actuelle. »
Un nouveau principe d’équivalence
On peut aborder le principe d’équivalence d’Einstein à l’aide d’une expérience de la pensée. Imaginons une astronaute qui se réveille dans une boîte sans fenêtre. Ce pourrait être un ascenseur en chute libre sur terre ou une capsule flottant loin dans l’espace. Comme il n’y a pas de fenêtre, l’astronaute ne peut pas en être certaine. Elle se sent en apesanteur. Si elle lance une pomme, celle-ci semble bouger en ligne droite, sous l’influence de sa seule force d’inertie. Si l’astronaute lâche le crayon qu’elle tient dans la main, celui-ci semble flotter.
L'astronaute est-elle dans l’espace, loin de l’influence de la gravité terrestre? Ou est-elle dans un ascenseur en train de tomber, voyant son crayon flotter comme la boîte à outils du travailleur qui tombait avec lui? Il n’y a aucun moyen de le savoir. Du point de vue de la physique, les 2 situations sont équivalentes.
« On pourrait aussi dire qu’il est toujours possible de trouver un cadre de référence tel que, localement, il n’y a que le mouvement inertiel et qu’on peut ignorer la gravité, dit M. Hardy. Cela ne fonctionne pas sur une grande distance, mais à l’intérieur de la boîte, qui n’est pas trop grande, tout semble se déplacer en ligne droite, de manière exclusivement inertielle. Le principe d’équivalence est donc une manière de maîtriser la gravité en la réduisant à un mouvement inertiel. »
Pourrait-on trouver quelque chose de semblable pour maîtriser une structure causale indéfinie? Lucien Hardy propose que l’on essaie.
Il a défini ce qu’il appelle le « principe d’équivalence quantique ». Selon le principe d’équivalence d’Einstein, il y a toujours un moyen d’ignorer localement la gravité. Selon le principe d’équivalence quantique proposé par M. Hardy, il y a toujours un moyen d’ignorer localement une structure causale indéfinie. Ou, pour l’énoncer d’une manière plus formelle : « En tout point, il est possible de trouver un système de coordonnées quantiques par rapport auquel, au voisinage de ce point, la structure de causalité est définie. »
« J’ai écrit cela avant de savoir ce que cela signifiait », admet à regret M. Hardy. Depuis 3 ans qu’il a énoncé cette idée, il travaille à définir ce qu’est exactement un système de coordonnées quantiques. L’an dernier, il a publié un article décrivant une possibilité qui pourrait fonctionner. Ce n’est peut-être ni la seule ni la meilleure version d’un système de coordonnées quantiques, mais cela suffit pour explorer la chose plus en profondeur et pour montrer comment un tel système de coordonnées peut permettre d’obtenir une structure causale définie au voisinage d’un point — et apprivoiser un peu l’étrangeté de la gravitation quantique.
Bref, c’est un espace libre qui marque le début d’une voie d’exploration.
Il y a peut-être plusieurs voies permettant d’aborder la gravitation quantique. Après tout, c’est une contrée inconnue dans laquelle les physiciens se perdent depuis 80 ans. Il y a des décennies que 2 domaines de recherche — la théorie des cordes et la gravitation quantique à boucle — tentent de cartographier ce territoire. Et ce ne sont pas les seules voies : de la sûreté asymptotique à la dynamique des formes, en passant par la supergravité, le sujet donne lieu à bien des théories.
Mais la voie proposée par Lucien Hardy est nouvelle, tout en étant ancienne. « Einstein s’est servi d’une idée — le principe d’équivalence — et d’une forte dose de génie pour aboutir à la théorie de la relativité générale, dit-il. Pouvons-nous faire quelque chose de semblable? Pouvons-nous adopter la même démarche? »
Seul le temps le dira — au bout d’une durée qui n'est pas définie, évidemment.
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À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.