Pas seulement des hommes — Ce que signifie la rencontre d’Emmy Noether pour une jeune scientifique

account_circle Par Perimeter Institute
Les géants de la science sont surtout des hommes. Mais pas tous — et cette découverte peut être très révélatrice, écrit Sonali Mohapatra.

Il est 14 heures, un mercredi. À l’Institut Périmètre de physique théorique, c’est l’heure d’un colloque, et si vous êtes une certaine sorte de maniaque, c’est passionnant. La salle Time est pleine. En général, un colloque porte sur un sujet récent à la fine pointe de la science, mais c’est différent aujourd’hui. Yvette Kosmann-Schwarzbach fait un exposé intitulé Emmy Noether’s two theorems, a hundred years later (Les 2 théorèmes d’Emmy Noether, 100 ans plus tard).

J’ai vécu des moments difficiles ces derniers temps et j’ai commencé à avoir des doutes à propos d’une carrière universitaire. J’ai l’impression d’avoir ouvert une boîte de Pandore : un simple doute entraîne un abîme de doutes sur mes capacités en tant que physicienne, et ces doutes menacent de m’engloutir.

C’est dans cet état d’esprit que je suis assise, écoutant une scientifique remarquable parler d’une autre scientifique remarquable, la « mère » de l’algèbre moderne. Celle qui a inventé le théorème de Noether il y a près d’un siècle. La découvreuse des symétries et des charges conservées. La maîtresse de la théorie des groupes. Celle sans qui la physique moderne ne serait pas là où elle en est maintenant. Elle dont on ne possède que quelques photos en noir et blanc, et qu’un regard ordinaire ne révèle pas. Un nom universellement connu en physique, mais qu’on ignore souvent être celui d’une femme.

Mes bras en ont la chair de poule.

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Comme aspirante scientifique grandissant en Inde, fréquentant des laboratoires de fortune, amassant des coupures de journaux sur les trous noirs et l’espace-temps, j’étais très influencée par les histoires de grands scientifiques qui ont façonné la physique. Dans ma tête, le scientifique romancé ressemblait à la caricature que l’on voit dans les livres et les films : un homme blanc excentrique aux cheveux blancs grésillant comme l’électricité. Je glissais mes pieds de pointure 3 dans ses chaussures de pointure 9, celles de Dirac, Newton, Pauli, Heisenberg, Schrödinger, Bose. Je me perdais dans mes pensées, informe dans mes vêtements, tout en imaginant la géométrie du monde. Je butais sur la gravité et m’y accrochais de toutes mes forces.

Mais, souvent, l’image vacillait. Je ne trouvais aucune trace de mes combats dans les histoires de mes « héros ». Ils n’étaient pas limités par ce que les gens de leur sexe « pouvaient » ou « ne pouvaient pas » faire. Ils n’avaient jamais de menstruations; leurs cuisses ne se frottaient pas sous des robes pendant les cours de physique. On ne leur demandait pas à tout moment s’ils avaient « vraiment » l’intention de devenir physiciens.

Mes héros parlaient de la physique comme d’une séductrice, une tentatrice volage et insaisissable qui mettait en scène l’univers. Je voulais la décrire moi aussi d’une manière aussi romantique, mais je n’avais pas le talent littéraire voulu pour exprimer ma passion.

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J’ai entendu le mot « Noether » pour la première fois par un bel après-midi, pendant mes études de 1er cycle universitaire, dans une salle poussiéreuse de la jungle de Mohanpur, en Inde. Je lui ai automatiquement attribué le genre masculin. Les théorèmes de Noether étaient partout. Je les nommais, je les utilisais à maintes reprises dans mes calculs, sans savoir que derrière ce nom se cachait quelqu’un qui me ressemblait par son visage et — peut-être — par son cerveau, et qui avait réussi ce à quoi j’aspirais.

Quatre ans plus tard, en 2015, alors que j’étais étudiante à la maîtrise à l’Institut Périmètre, j’ai appris de quel sexe était Emmy Noether. Je me suis senti embarrassée de savoir à quel point j’aurais été heureuse si je l’avais su plus tôt.

Maintenant, encore 4 années plus tard, je suis de retour comme scientifique invitée, redécouvrant l’héritage d’Emmy Noether à l’occasion de ce colloque.

La professeure Kosmann-Schwarzbach dégage une énergie brute et sereine. Lorsqu’elle murmure, tous se penchent imperceptiblement pour l’écouter. Elle fait des recherches sur Noether depuis des années. Elle parle des contributions d’Emmy Noether. Étaient-elles originales? Qu’est-ce que Noether a découvert sur le problème de la conservation de l’énergie en relativité générale? Qu’a-t-elle écrit dans ses lettres? À quoi sa famille ressemblait-elle? Mme Kosmann-Schwarzbach parle avec l’autorité que confère toute une vie consacrée à des recherches savantes.

La salle disparaît à mes yeux. Je divague, marchant dans les souliers (de pointure 3?) de Noether et ses vêtements raides. Je me vois en train d’examiner les notes de Hilbert. En 1915, je suis à côté de Klein et de Hilbert lorsqu’ils invitent Noether à Göttingen, dans l’espoir que son expertise en théorie des invariants les aidera à comprendre certaines des implications de la théorie de la relativité générale que vient de formuler Einstein. Je suis présente en 1916, année de nombreux échanges de lettres entre Einstein et Hilbert. Dans l’une de ces lettres, Hilbert ajoute une note de Noether à l’intention d’Einstein. Je suis encore là quand Einstein répond en demandant des précisions et écrit : « Évidemment, il suffirait de demander à Mme Noether de clarifier ceci pour moi. » [traduction]

C’est sa première année à Göttingen et c’est déjà une experte! Cela a dû être une journée mouvementée, celle de 1918 où Noether a résolu un problème central issu de la relativité générale —problème autour duquel, en réalité, toute la théorie tournait — et démontré les théorèmes qui allaient porter son nom. Elle a démontré et grandement généralisé une conjecture de Hilbert concernant la nature de la loi de conservation de l’énergie et la manière dont elle doit être formulée plus généralement par le truchement de la théorie des groupes. Un moment triomphal.

Mais l’histoire a fait un détour.

Le temps a passé. L’article fondamental de Noether n’a pas été beaucoup mentionné, que ce soit par elle ou par d’autres. Weyl, qui effectuait des calculs semblables à ceux de Noether, ne l’a mentionnée que dans une note de bas de page et seulement à partir de sa 3e édition. Même si Courant et Markow connaissaient ses travaux et mentionnaient brièvement Noether dans leurs écrits, il n’est pas certain que ces connaissances soient parvenues à Rumer. Ce dernier a cité Weyl mais non Noether. Jamais Noether! Et Fock ne l’a pas citée non plus.

Mme Kosmann-Schwarzbach s’arrête pour demander si c’était parce que Noether était une femme ou parce qu’elle était juive.

Emmy Noether n’a jamais écrit d’autre article sur les symétries en relativité générale. Elle s’est plutôt concentrée sur l’algèbre. D’autres philosophes ont « démontré » les mêmes généralisations sans même jeter un coup d’œil à l’article de Noether écrit en 1918. Cet article leur aurait montré qu’elle avait déjà prouvé les mêmes choses il y a longtemps!

Je me demande ce qu’elle a alors ressenti. Est-ce qu’elle s’en est seulement soucié? Comment les autres difficultés de sa vie en tant que juive à l’une des époques les plus dangereuses de l’histoire humaine l’ont-elles transformée? A-t-elle pleuré les membres de sa famille qu’elle a perdus? Son travail lui a-t-il tenu lieu de foi et maintenu sa raison? Comment s’est-elle sentie lorsque son sexe a été évoqué comme raison de ne pas lui donner un poste à l’université? A-t-elle ri lorsque Hilbert, pour soutenir sa nomination à l’université, a fait valoir que le sexe de Noether ne devrait pas servir d’argument contre elle? (« Après tout, nous sommes une université, pas un bain public! » [traduction], a-t-il dit avec indignation et en vain à l’administration.) Ou a-t-elle combattu en secret sa colère, comme beaucoup d’entre nous?

Aujourd’hui, dans nos souvenirs, Emmy Noether n’a pas besoin d’être une féministe militante. Elle n’a pas besoin d’en avoir fait davantage pour les femmes. Cela suffit largement qu’elle ait existé et qu’elle ait infléchi le cours de l’humanité. Cela suffit largement qu’elle ne se soit jamais laissé confiner par les attentes de la société envers son sexe. Elle figure maintenant à juste titre parmi les plus grands mathématiciens de l’histoire. Cela suffit. Ou devrait suffire.

Au bout du compte, pourquoi nous soucions-nous de la reconnaissance? Pourquoi avons-nous besoin — pourquoi ai-je besoin — de voir la personne qui est derrière une idée? Parce que nous voyons alors une lueur d’espoir pour nous-mêmes. Emmy Noether est une héroïne à cause de ses travaux, mais encore davantage, à ce moment précis, en elle-même : une personne qui a des choses en commun avec moi, qui me permet de considérer la physique comme partie de mon propre monde. Elle m’aide à m’accepter. Je ne suis pas une intruse. Je suis à ma place.

Sonali Mohapatra a fait une maîtrise en 2014-2015 dans le cadre du programme PSI de l’Institut Périmètre. Elle est maintenant doctorante à l’Université du Sussex.


Le nom d’Emmy Noether a été donné
aux programmes de l’Institut Périmètre mis sur pied
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