Sur les épaules de Bell

account_circle Par Dan Falk
Les recherches d’Elie Wolfe sur les variables cachées sont profondément contre-intuitives — et pourraient nous éclairer sur ce que la physique quantique nous dit à propos du monde. Les citations de cet article sont traduites de propos tenus ou écrits en anglais par Elie Wolfe, Robert Spekkens et Jonathan Barrett.

Beaucoup de choses se sont passées en 1964. Les Beatles ont pris d’assaut l’Amérique, Cassius Clay a adopté le nom de Mohammed Ali (et est devenu champion du monde des poids lourds), et un physicien nord-irlandais du nom de John Stewart Bell a démontré que la réalité n’est pas ce que l’on croit.

Bell a montré que la mécanique quantique permet d’étranges corrélations entre 2 systèmes préparés spécialement et distants l’un de l’autre. Et ces corrélations ne peuvent pas s’expliquer par des « variables cachées » pouvant conduire d’une manière directe et déterministe aux résultats observés aux 2 endroits. De tels systèmes sont dits intriqués : cela signifie qu’une mesure effectuée sur l’un des 2 systèmes donne immédiatement de l’information sur l’autre système, peu importe la distance qui les sépare.

Ce lien apparent entre systèmes distants dans l’espace avait été prédit quelque 40 ans plus tôt par Einstein, qui n’était pas heureux de cela. Jusque-là, la physique était fondée sur des interactions « locales » — pour que A ait un effet sur B, il fallait que A soit proche de B — plutôt que sur des influences non locales, qu’Einstein tournait en dérision en les qualifiant d’« effrayantes actions à distance ». Néanmoins, à partir des années 1980, de nombreuses expériences ont montré que ces liens étranges sont bien réels.

Maintenant, une équipe de scientifiques dirigée par Elie Wolfe, chercheur associé à l’Institut Périmètre, vient de pousser le théorème de Bell un cran plus loin. Elle a montré que non seulement la nature est non locale, mais que cette non-localité est intrinsèquement « multipartite » — c’est-à-dire qu’elle porte non seulement sur des paires de systèmes, mais sur de multiples parties.

Bien plus, M. Wolfe et ses collègues ont montré que c’est le cas même lorsque l’on remplace la mécanique quantique par une théorie plus vaste, plus générale. Autrement dit, peu importe jusqu’à quel point on comprend la physique de toute paire possible de particules intriquées, cela ne suffit pas : certaines corrélations ne peuvent s’expliquer qu’en examinant 3, 4, etc., systèmes intriqués.

Il s’agit d’un résultat remarquable, que l’on ne pouvait atteindre qu’en se tenant sur les épaules de Bell, pour paraphraser la célèbre citation de Newton.

Elie Wolfe, chercheur à l’Institut Périmètre[/caption]

« Le théorème de Bell a créé un choc », dit M. Wolfe. Celui-ci décrit le théorème de Bell comme un changement majeur de paradigme, parce qu’il a permis aux physiciens d’exclure un certain nombre de théories des variables cachées — théories qui « préservaient » la localité en expliquant les étranges corrélations observées dans les systèmes intriqués par la présence de variables cachées décrivant des interactions locales conventionnelless.

La théorie de Bell a mis fin à ces modèles simples de variables cachées. Les travaux récents de M. Wolfe et de ses collègues rejettent une classe de théories plus vaste que celle de toutes les théories des variables cachées, en menant à la conclusion que « la non-localité de la nature doit être sans limite multipartite » comme M. Wolfe l’a écrit dans un article récent. (Un article complémentaire aborde plus précisément l’échec des liens qui ne sont que bipartites.)

Le résultat est profondément contre-intuitif, ce qui est souvent le cas en mécanique quantique; il n’y a absolument rien dans le monde classique qui soit analogue à cela.

Malgré tout, il est peut-être utile d’évoquer une analogie imagée, même si elle ne fait que donner une idée du problème. Remontez au début des années 1960 : vous êtes George Martin, le producteur des Beatles, et vous vous demandez quelle sorte de chansons John, Paul et George, les 3 auteurs-compositeurs du groupe, sont susceptibles de créer. (Pour les fins de cette analogie un peu faible, nous allons ignorer le pauvre Ringo, malgré le succès de sa chanson Octopus’s Garden.)

Vous vous dites d’abord : « Je sais ce que chacun d’eux peut faire individuellement, cela devrait suffire. » Mais cela ne suffit pas, parce que vous découvrez rapidement que lorsque deux d’entre eux se mettent ensemble, les résultats sont très différents de ce que vous obtiendriez en combinant le travail individuel de chaque membre de la paire. Vous vous dites alors : « D’accord, j’ai besoin de savoir ce que chaque paire d’entre eux est susceptible de produire », et vous étudiez ce qui se passe quand John et Paul travaillent ensemble, et quand John et George travaillent ensemble, et quand Paul et George travaillent ensemble.

Mais cela ne suffit toujours pas : peu importe jusqu’à quel point vous connaissez le travail de chaque paire, quelque chose de différent survient lorsque vous mettez les trois artistes dans une pièce en leur demandant d’écrire une chanson. Encore une fois, c’est une analogie très faible — les gens ne sont pas des systèmes quantiques —, mais elle donne peut-être une idée de ce que M. Wolfe et ses collègues ont découvert à propos du monde quantique.

En réalité, le résultat va au-delà de la simple mécanique quantique : M. Wolfe et son équipe ont étudié une vaste classe de théories appelées théories probabilistes généralisées, en abrégé GPT pour generalized probabilistic theories. Cette classe de théories « tente de situer la physique quantique comme une théorie parmi un spectre infini de théories possibles », dit M. Wolfe.

Toutes ces théories ont en commun d’aller au-delà des explications par des variables cachées; elles permettent qu’existent des manières exotiques de générer des corrélations statistiques entre systèmes physiques. « Il se trouve que notre univers répond à une description par la physique quantique, dit M. Wolfe, mais on pourrait imaginer que des théories plus exotiques constituent des descriptions plausibles de l’univers. »

Selon Jonathan Barrett, physicien à l’Université d’Oxford (et adjoint invité à l’Institut Périmètre), ce résultat pourrait nous éclairer sur ce que la physique quantique nous dit à propos du monde. Il était déjà clair que la physique quantique semble exiger que l’univers repose sur la non-localité; ces travaux aident à cerner exactement quel genre de non-localité est nécessaire.

« En substance, dit M. Barrett, les auteurs de cet article montrent que, pour toute théorie qui permet la non-localité pour une paire de systèmes, peu importe la force de cette non-localité, elle ne pourra jamais expliquer les prédictions quantiques que l’on peut tirer d’une source de 3 particules. La non-localité quantique a donc une nature véritablement tripartite. »

Robert Spekkens, professeur à l’Institut Périmètre[/caption]

Elie Wolfe a examiné cette question — peut-on expliquer les résultats de toutes les mesures possibles par des paires intriquées? — non seulement du point de vue de la physique quantique, mais aussi du point de vue de ces autres théories plus larges. Et il se trouve qu’« il existe une certaine non-classicité intrinsèquement tripartite, même si l’on pousse à l’extrême la non-classicité bipartite », dit Robert Spekkens, professeur à l’Institut Périmètre et collègue d’Elie Wolfe.

Peu importe comment on combine les interactions entre des paires de systèmes, il y a une limite à ce qu’elles peuvent expliquer. « Certaines corrélations tripartites demeurent encore inexplicables », ajoute M. Spekkens. Et, comme le montrent ces travaux récents, même en allant au-delà de la physique quantique dans le domaine des GPT, cela ne suffit pas : ces corrélations tripartites demeurent encore inexplicables.

Autrement dit, la théorie de Bell semble avoir ouvert la voie de la non-localité, et nous découvrons maintenant que cette non-localité repose sur des bases encore plus solides. D’après M. Spekkens, le théorème de Bell est important parce qu’il remet en question la notion selon laquelle des corrélations devraient avoir des explications causales directes.

Pour tenter d’expliquer les types de corrélations observés dans une expérience d’intrication quantique — par exemple, sur le spin d’un électron situé au point A et celui d’un autre électron situé au point B —, le plus simple est de proposer qu’un certain ensemble de variables cachées détermine au bout du compte les résultats des mesures aux points A et B. (Un exemple classique est celui d’une paire de gants : si l’on envoie un gant à Alice et l’autre à Bob, lorsqu’Alice se rend compte qu’elle a un gant gauche, elle sait immédiatement que Bob a un gant droit.)

Selon M. Spekkens, cela constituerait une « explication très naturelle » dans ce genre d’expérience. Mais si l’on tient compte du théorème de Bell, ce modèle simple de variables cachées ne tient plus : « On se trouve alors dans la position inconfortable de se demander : ‘Dois-je abandonner l’idée d’avoir une explication causale des corrélations? Ou dois-je avoir une nouvelle conception de ce qu’est une explication causale?’

« Personnellement, je choisis cette dernière option, poursuit M. Spekkens. Mais certaines personnes pensent que nous devons être ‘antiréalistes’, c’est-à-dire admettre que certaines corrélations n’ont aucune explication causale. » (Dans ce contexte, la notion d’antiréalisme est l’idée selon laquelle une théorie physique a seulement besoin d’expliquer les observations, même si elle échoue à expliquer de quoi l’univers est « réellement » fait.)

Robert Spekkens préfère la notion d’explication causale parce que la causalité sous-tend un grand nombre de nos hypothèses de base sur le monde physique. Les explications causales « constituent vraiment l’essence de la science », dit-il.

Selon lui, il suffit de penser aux relations de cause à effet que nous observons tous les jours pour adopter cette perspective.

« Si quelque scientifique analysant des données statistiques disait : ‘J’ai observé la corrélation suivante entre une certaine activité et certains bienfaits pour la santé.’ sans répondre à la question : ‘Y a-t-il une cause commune, ou s’agit-il d’une relation de cause à effet?’, il ne démontrerait pas vraiment l’intérêt de faire cette activité, dit M. Spekkens. Une corrélation n’implique pas une causalité; il faut établir qu’il y a une relation de cause à effet, et non simplement une cause commune.

« En sciences, nous recherchons des relations de cause à effet plutôt que des corrélations statistiques. Pour vraiment comprendre ce qui se passe dans un système, il faut comprendre les relations de causalité. »

C’est pourquoi les travaux d’Elie Wolfe et de ses collègues sont si fascinants, selon M. Spekkens : « Chaque fois que nous avons un résultat semblable à celui de Bell, cela constitue un défi aux explications causales, et du même coup une précieuse indication de ce en quoi le monde quantique diffère du monde classique. »

Un autre aspect intéressant de ces travaux est qu’ils semblent s’harmoniser avec de récents résultats d’un domaine scientifique totalement différent, l’apprentissage automatique, et en particulier le domaine de l’inférence causale, qui vise à déterminer les causes et les effets à partir d’ensembles de données.

Bien entendu, les notions de cause et d’effet sont au cœur de nombreux problèmes scientifiques. Prenons les corrélations entre le tabagisme et le cancer. Les corrélations seules prouvent-elles que le tabagisme cause vraiment le cancer? Il y a des décennies, une compagnie de tabac aurait pu arguer qu’un autre facteur constituait une « cause commune » du tabagisme et du cancer — par exemple, un trait génétique faisant en sorte qu’une personne soit plus susceptible de se mettre à fumer et aussi plus susceptible d’avoir le cancer.

Un tel facteur, s’il existait, serait analogue aux variables cachées qui pourraient selon certains théoriciens expliquer l’absence de déterminisme constaté en mécanique quantique. Mais le théorème de Bell a exclu certaines classes de théories des variables cachées (les théories des variables cachées locales, qui préservent la localité).

« En rétrospective, dit M. Spekkens, il se trouve que ce que Bell a fait dans les années 1960 constitue un progrès dans le domaine de l’inférence causale. »

Les équations formulées par Bell en 1964, appelées inégalités de Bell, constituent des contraintes sur la distribution statistique observable lorsque l’on mesure des corrélations entre 2 variables classiques.

En laboratoire, si l’on observe une violation de ces contraintes, « on sait que la structure causale ne se résume pas à l’existence d’une cause commune qui mène aux résultats, poursuit M. Spekkens. Il faut donc rechercher une autre explication causale. »

Robert Spekkens fait remarquer que les 2 groupes de scientifiques — ceux qui travaillent en apprentissage automatique et ceux qui font de la physique quantique — ont adopté la même terminologie : « La communauté de l’inférence causale — qui n’avait rien à voir avec la physique quantique — parle aussi de variables cachées ou latentes. »

Les GPT poussent cette idée plus loin et nous permettent d’imaginer des scénarios où il y a des violations encore plus extrêmes des inégalités de Bell. Ces théories plus larges montrent « ce que le monde aurait pu être s’il n’avait pas été quantique, dit M. Spekkens. Ce cadre nous permet de parler de corrélations qui sont encore plus fortes que ce que l’on voit en physique quantique. Nous pouvons donc imaginer d’autres mondes où il y aurait davantage de violations des inégalités de Bell. »

Et pourtant, comme le montrent ces récents travaux, même dans un monde permettant ces corrélations plus fortes, on « n’obtiendrait pas tout », ainsi que l’exprime M. Spekkens : les corrélations entre 3 particules ne pourraient pas être prédites en examinant toutes les corrélations entre toutes les paires de particules. Tout cela signifie que les physiciens en arrivent à une compréhension plus profonde des relations de cause à effet, même sans choisir une théorie en particulier (parce que les GPT englobent toute une variété de théories possibles).

« C’est vraiment intéressant de pouvoir tirer d’aussi fortes conclusions à propos de la structure de causalité, dit M. Spekkens, même en ne faisant pratiquement aucune hypothèse sur la nature de la théorie physique. »

Ces choses peuvent sembler abstraites et difficiles à comprendre; pourtant, une branche particulière de la physique quantique, qui porte sur l’information quantique, a déjà donné lieu à de remarquables nouvelles technologies, y compris des secteurs entièrement nouveaux centrés sur les télécommunications et la cryptographie quantiques. De fait, Elie Wolfe considère les types de corrélations observés dans des expériences de physique quantique comme des « ressources » qui peuvent être exploitées. (Un article publié l’an dernier par Elie Wolfe, Robert Spekkens et 3 co-auteurs aborde cette idée en détail.)

« L’intrication est une ressource disponible dans la nature, au même titre que l’eau, le pétrole et l’électricité, dit M. Wolfe, et nous pouvons l’utiliser pour toutes sortes de choses. Et il se trouve que l’intrication tripartite constitue une ressource unique en soi. »

Entre-temps, les efforts — qui durent maintenant depuis plus d’un siècle — pour comprendre la physique quantique se poursuivent. Même si la physique quantique connaît des succès étonnants, « elle n’est pas vraiment prédite par un modèle physique comme le sont les autres théories physiques, dit M. Wolfe. Il est donc un peu plus difficile d’avoir confiance en son exactitude. » D’ailleurs, les recherches sur les GPT laissent entendre que la physique quantique décrit l’une des nombreuses « modalités possibles » selon lesquelles l’univers aurait pu exister.

« Vous pouvez vous représenter la physique quantique comme un point dans un grand espace de théories possibles, dit M. Barrett. Notre univers a choisi ce point comme théorie descriptive et, à notre connaissance, les autres théories sont de la fiction. On pourrait néanmoins se demander pourquoi la nature a choisi ce point plutôt qu’un autre. »

Bien entendu, cette théorie fonctionne; elle a été testée avec succès à maintes reprises, souvent avec une précision fantastique. Même à cela, selon M. Wolfe, il demeure possible qu’elle ne constitue pas la description ultime de la réalité. Il croit néanmoins que « nous en venons à comprendre que la physique quantique est ‘davantage correcte’ que nous le croyions. Elle s’accompagne de beaucoup de bagage philosophique — et une grande partie de ce bagage est évidemment indispensable. »

P.S. : Les travaux d'Elie Wolfe ont récemment fait l'objet de suivis expérimentaux par 3 équipes distinctes. Si les détails techniques vous intéressent, vous pouvez lire les articles suivants dans le serveur arXiv de prépublication :
https://arxiv.org/abs/2201.12754https://arxiv.org/abs/2201.12753; https://arxiv.org/abs/2203.00889.

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Dan Falk (@danfalk) est journaliste scientifique à Toronto. Il a publié entre autres ouvrages The Science of Shakespeare (La science de Shakespeare) et In Search of Time (À la recherche du temps).

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