Une nouvelle expérience clarifie la nature non classique de l'univers
Lorsque l’on dit que le monde est quantique, qu’est-ce que cela signifie? Cette question est étonnamment difficile, et la plupart des discussions informelles à ce sujet sont promptes à faire des allusions à des chats dans des boîtes.
Si nous voulons pouvoir utiliser à notre avantage le caractère quantique de l’univers grâce à des technologies telles que l’informatique quantique, nous devons avoir une définition plus rigoureuse de ce qui est quantique – ou plus largement de ce qui est non classique. C’est l’un des buts poursuivis dans le domaine des fondements quantiques, et l’un des objets d’une nouvelle recherche menée conjointement par des théoriciens de l’Institut Périmètre et des expérimentateurs de l’Institut d’informatique quantique (IQC) de l’Université de Waterloo.
« Nous devons préciser la notion de ce qui est non classique », affirme Robert Spekkens, professeur à l’Institut Périmètre, qui a dirigé l’aspect théorique de ces travaux. « Nous devons trouver des phénomènes qui défient toute explication classique, puis soumettre ces phénomènes à des épreuves expérimentales directes. » [traduction]
Un candidat au défi de toute explication classique est l’échec de la non-contextualité.
« La non-contextualité peut être présentée comme le test du canard » [traduction], déclare Matthew Pusey, postdoctorant à l’Institut Périmètre, qui a également participé à ce projet.
Comme on dit couramment, si quelque chose marche comme un canard et cancane comme un canard, c’est probablement un canard. Le principe de non-contextualité pousse la chose plus loin, en disant que si quelque chose marche comme un canard et cancane comme un canard, et que, peu importe l’expérience, on ne peut, même en principe, distinguer la chose d’un canard, alors ce doit être un canard.
Même si l’on ne pense pas souvent à la non-contextualité, on s’attend à ce qu’elle soit vérifiée par l’expérience. De fait, cela va même sans dire : si l’on ne peut pas, même en principe, distinguer deux choses alors c’est qu’elles sont identiques, n’est-ce pas?
Mais dans l’univers quantique, cela n’est pas tout à fait vrai.
En physique quantique, deux réalisations d’un système peuvent donner des résultats identiques avec tous les tests concevables. Mais les chercheurs ont du mal à définir exactement ce que font ces systèmes. Il se trouve qu’en mécanique quantique, tout modèle qui attribue à des systèmes des propriétés bien définies exige que ces systèmes soient différents. Cela viole le principe de non-contextualité.
Pour comprendre ce qui se passe, imaginez une boîte jaune qui émet un mélange de photons polarisés : la moitié sont polarisés horizontalement et l’autre moitié verticalement. Une boîte différente – supposons qu’elle soit orange – émet un mélange différent de photons polarisés : la moitié sont polarisés diagonalement, et l’autre moitié antidiagonalement.
Mesurons maintenant la polarisation des photons émis par la boîte jaune et celle des photons émis par la boîte orange. On peut faire autant de mesures que l’on veut de n’importe quelle propriété de polarisation. Étant donné la somme des probabilités, le résultat de toute mesure effectuée sur les photons émis par la boîte jaune sera identique à celui de la même mesure effectuée sur les photons émis par la boîte orange. Dans les deux cas, la polarisation moyenne est toujours nulle.
« Selon la physique quantique, explique M. Spekkens, il est impossible de distinguer ces deux types de boîte. Toutes les mesures donneront exactement le même résultat. » [traduction]
En vertu du principe de non-contextualité, on pourrait penser que, puisque les boîtes jaune et orange produisent des mélanges de photons que l’on ne peut distinguer, elles peuvent être décrites par les mêmes distributions de probabilité. Elles marchent toutes les deux comme des canards, donc on les décrit toutes les deux comme des canards. Mais il s’avère que cela ne fonctionne pas.
Dans un monde non contextuel, le fait que l’on ne puisse pas distinguer les photons émis par la boîte orange de ceux émis par la boîte jaune s’expliquerait d’une manière naturelle : la distribution de probabilités des propriétés de polarisation est la même. Mais l’univers quantique résiste à une telle explication : on peut prouver mathématiquement que les deux mélanges de photons ne peuvent pas être décrits par la même distribution de probabilités.
« Ça, c’est le résultat théorique, dit M. Spekkens. Si la théorie quantique est juste, alors nous ne pouvons pas avoir un modèle non contextuel. » [traduction]
Mais un tel résultat théorique peut-il être testé? Les théoriciens de l’Institut Périmètre et les expérimentateurs de l’Institut d’informatique quantique ont réussi à montrer que oui.
Kevin Resch, professeur à l’IQC et au Département de physique et d’astronomie de l’Université de Waterloo, également membre affilié de l’Institut Périmètre, a travaillé sur l’aspect expérimental de ce projet dans son laboratoire.
« La méthode originale de test de la non-contextualité exigeait deux ou plusieurs montages donnant exactement les mêmes statistiques, explique-t-il. Je dirais que cela est fondamentalement impossible, car aucune expérience n’est parfaite. La méthode décrite dans notre article permet aux tests de contextualité de composer avec ces imperfections. » [traduction]
Alors que les tentatives précédentes de tester l’échec prédit de la non-contextualité exigeaient de supposer des mesures sans bruit impossibles à réaliser en pratique, les chercheurs de l’Institut Périmètre et de l’IQC voulaient éviter de telles hypothèses non réalistes. Sachant qu’ils ne pourraient pas éliminer toutes les erreurs, ils ont conçu une expérience capable de tester de manière significative la non-contextualité même en présence d’erreurs.
Matthew Pusey a eu la brillante idée de combattre l’erreur statistique par l’inférence statistique. Ravi Kunjwal, doctorant à l’Institut de mathématiques de Chennai, en Inde, qui était alors en visite à Waterloo, a aidé à définir à quoi un test de non-contextualité devrait ressembler sur le plan opérationnel. Michael Mazurek, doctorant au Département de physique et d’astronomie de l’Université de Waterloo et à l’IQC, a construit le montage expérimental – des émetteurs et détecteurs de photons individuels, tout comme les boîtes jaune et orange de l’exemple ci-dessus – et a effectué les tests.
« L’expérience est intéressante parce qu’elle paraît simple sur papier, dit M. Mazurek. Mais cela n’a pas été simple en pratique. Nos analyses et les normes que nous nous imposions exigeaient que nous éliminions les petites erreurs systématiques présentes dans toute expérience. Ce fut tout un défi que de caractériser ces erreurs et de les compenser. » [traduction]
À un moment donné, Michael Mazurek a utilisé un demi-rouleau de ruban masque pour empêcher les fibres optiques de bouger en réaction à de minuscules changements de température. Rien dans cette expérience n’a été facile, et en grande partie elle peut être décrite uniquement avec des statistiques et des diagrammes. Mais au bout du compte, l’équipe a réussi à la faire fonctionner.
Résultat : Cette expérience démontre de manière irréfutable l’échec de la non-contextualité. Tout comme les premiers travaux sur le théorème de Bell, cette recherche clarifie ce que signifie pour l’univers d’être non classique et confirme de manière expérimentale ce caractère non classique.
Fait important, et contrairement aux tests précédents de contextualité, cette expérience donne des résultats sans exiger d’idéalisations telles que des mesures sans bruit ou des statistiques identiques. Cela ouvre une nouvelle gamme de possibilités.
Dans de nombreux domaines, les scientifiques sont à la recherche d’« avantages quantiques » – c’est-à-dire des choses que nous pourrons faire en exploitant le caractère quantique de l’univers et qui seraient impossibles dans un monde classique. La cryptographie quantique et le calcul quantique en sont des exemples. Ces avantages constituent l’ossature de toute technologie quantique que nous pourrions mettre au point. La non-contextualité peut aider les chercheurs à comprendre ces avantages quantiques.
« Par exemple, dit Robert Spekkens, nous savons maintenant que, pour certains types de tâches de cryptographie et de calcul, l’échec de la non-contextualité est la propriété que nous recherchons. » [traduction]
Autrement dit, la contextualité est l’acier dont est faite l’ossature d’une technologie quantique.
« Voici un excellent exemple de ce qui peut être réalisé lorsque l’Institut Périmètre et l’IQC travaillent ensemble », déclare Kevin Resch, titulaire de la chaire de recherche du Canada sur les technologies de l’optique quantique. « Nous pouvons partir de ces passionnantes idées abstraites et les transformer en des projets réalisables dans nos laboratoires. » [traduction]
À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.