La poésie des idées logiques

account_circle Par Rose Simone
Les idées stupéfiantes d’Emmy Noether continuent de sous-tendre la physique. Dommage que la plupart des gens n’aient jamais entendu parler d’elle.

Pour comprendre et visualiser la nouvelle et élégante théorie de la relativité générale, les physiciens de l’époque avaient besoin d’un poète mathématique.

Elle s’appelait Emmy Noether.

Emmy Noether était une mathématicienne allemande qui s’intéressait à la symétrie. Tout comme un poème possède des qualités de symétrie qui le rendent agréable à l’oreille, la nature possède des symétries internes : des attributs qui demeurent inchangés lorsqu’un système subit une certaine transformation.

Dans 2 théorèmes emblématiques publiés en 1918, Noether a décrit les liens intrinsèques entre lois de conservation et propriétés de symétrie continue.
Dans un hommage publié dans le New York Times peu après le décès d’Emmy Noether, Albert Einstein a écrit : « Les mathématiques pures sont, d’une certaine manière, la poésie des idées logiques. » Il a dit de Noether qu’elle était un maître de cet art, « le génie mathématique créatif le plus considérable produit depuis que les femmes ont eu accès aux études supérieures » [traduction].

La théorie de la relativité générale d’Einstein, qui décrit comment la gravitation émerge d’une déformation de l’espace-temps, a suscité l’enthousiasme lorsqu’elle a été publiée en 1915. Mais peu de gens connaissent la compatriote d’Einstein, auteure à peu près à la même époque de travaux mathématiques révolutionnaires et dont l’influence se fait sentir aujourd’hui dans toutes les branches de la physique moderne.

Amalie Emmy Noether est née en 1882 dans une famille juive d’Erlangen, en Allemagne, où son père, Max Noether, était professeur de mathématiques. Déjà enfant, elle excellait dans les casse-têtes mathématiques, mais elle a dû bousculer les conventions sociales pour faire des études en mathématiques à une époque où l’on attendait des femmes qu’elles se marient, qu’elles aient des enfants et peut-être, si elles devaient faire carrière, qu’elles enseignent dans des écoles de filles.

Alors elle a bousculé les conventions. Comme l’Université d’Erlangen ne permettait pas aux femmes de s’inscrire, elle a décidé en 1900 d’être l’une des 2 seules auditrices libres au milieu de 984 étudiants masculins. Elle est ensuite allée à l’Université de Göttingen, où elle a assisté à des cours du célèbre astronome Karl Schwarzschild et des mathématiciens Hermann Minkowski, Otto Blumenthal, Felix Klein et David Hilbert.

En 1904, l’Université d’Erlangen a commencé à accepter des femmes comme étudiantes. Noether est retournée dans sa ville natale, où elle a obtenu en 1907 son doctorat sur la théorie des invariants, classe d'objets mathématiques qui demeurent inchangés lorsqu’on leur applique certains types de transformations (par exemple, le rapport de la circonférence d’un cercle sur son diamètre demeure le même, peu importe que l’on agrandisse ou que l’on rapetisse le cercle).

De fait, elle est devenue une « grande calculatrice » d’invariants, a raconté le mathématicien Peter Olver dans l’exposé qu’il a fait à la conférence Convergence tenue en juin à l’Institut Périmètre. Bien avant l’avènement d’outils de calcul tels que Mathematica, Noether a calculé pour sa thèse la totalité des 331 invariants des formes biquadratiques ternaires. (Noether a plus tard elle-même qualifié ce travail de « bête et méchant ».)

« Elle ignorait les conventions sociales et faisait ce qui lui plaisait » [traduction], affirme Ruth Gregory, professeure de cosmologie et de relativité à l’Université de Durham et adjointe invitée à l’Institut Périmètre.

Doctorat en main mais sans plan de carrière possible, Noether a travaillé à l’Institut de mathématiques d’Erlangen, sans poste ni salaire, de 1908 à 1915. En 1915, elle est allée à l’Université de Göttingen, qui était alors le principal centre de mathématiques au monde. Elle y a travaillé avec des sommités qui avaient été ses professeurs plusieurs années auparavant. Elle n’avait toujours pas de poste rémunéré.

En juin 1915, Albert Einstein a fait à Göttingen un exposé résumant l’idée de la relativité générale. Il n’en avait pas encore établi les lois mathématiques, mais la théorie naissante a enflammé l’université.

Hilbert, en particulier, voulait établir les équations correspondant au résumé d’Einstein — peut-être même arriver à formuler les équations de la relativité avant Einstein lui-même. Mais Hilbert s’est rapidement heurté à un problème : sa manière d’aborder la relativité semblait violer la loi de conservation de l’énergie. Connaissant le génie de Noether, Hilbert l’a appelée à l’aide. Cette demande a mené à une importante percée scientifique.

Noether s’est rendu compte que la symétrie du temps est liée à la conservation de l’énergie. La symétrie du temps fait en sorte que les lois de la physique ne changent pas d’un jour à l’autre. Si elles changeaient, on pourrait violer la loi de conservation de l’énergie, puisqu’on pourrait lever un poids un jour où la force de gravité serait faible, puis l’abaisser en récupérant de l’énergie supplémentaire un jour où la gravité serait plus forte. Mais comme cela est impossible, il y a un lien entre la symétrie du temps et la conservation de l’énergie.

C’était là une idée extraordinaire. Noether arrivait à relier mathématiquement 2 choses qui semblaient n’avoir aucun rapport entre elles — le temps et l’énergie.

« Il est difficile de surestimer l’importance des travaux et des idées d’Emmy Noether pour la physique moderne, affirme Ruth Gregory. Les exemples les plus importants que nous utilisons comportent des éléments de symétrie. Je considère donc que Noether enrichit notre compréhension de la relativité. » [traduction]

Aujourd’hui, les théorèmes de Noether sont utilisés à un niveau très fondamental. Ils fournissent aux physiciens un moyen de découvrir des liens cachés dans la nature. Ils interviennent aussi dans toutes les branches de la physique moderne, de la théorie quantique des champs à la compréhension des trous noirs, en passant par la prédiction de l’existence de nouvelles particules, notamment le boson Z et le boson de Higgs.

« Nous utilisons presque constamment l’idée de symétrie correspondant à une loi de conservation, affirme Mme Gregory, mais nous ne pensons pas spontanément à Emmy Noether! » [traduction]

Après cette incroyable percée réalisée par Emmy Noether, Hilbert a tenté de lui obtenir un poste rémunéré à l’Université de Göttingen. Le mieux qu’il a pu faire a été de lui obtenir un poste d’assistante non rémunérée, ses séances étant facturées sous le nom de Hilbert. Elle n’a obtenu un poste officiel qu’en 1919, après qu’Einstein et d’autres eurent fait des pressions en sa faveur, et ce n’est qu’en 1922 qu’elle a commencé à toucher un petit revenu pour son travail.

Malgré tout, elle n’était pas portée à l’amertume. Elle était tout heureuse de faire des mathématiques, ce qu’elle avait aimé toute sa vie. Des récits historiques décrivent une femme qui, lorsqu’elle parlait de mathématiques, s’animait au point où son chemisier se détachait ou que des mèches de ses cheveux allaient dans tous les sens. Elle ne se préoccupait absolument pas de son apparence ou de biens matériels.

Lorsque Hitler a pris le pouvoir en 1933, les nuages sombres du monde environnant ont empiété sur la vie de Noether faite d’idées mathématiques pures. L’antisémitisme s’intensifiait en Allemagne, et sa situation de professeure juive est devenue périlleuse. Noether a été l’une des premières à être congédiée, parce qu’elle était juive et pacifiste.

Mais elle s’inquiétait davantage pour les autres que pour elle-même. Hermann Weyl, autre mathématicien allemand, et aussi physicien théoricien, a écrit plus tard : « Son courage, sa franchise, son peu de souci de son propre sort et son esprit de conciliation ont constitué une source de réconfort moral au milieu de la haine, de la mesquinerie, du désespoir et de la douleur omniprésents autour de nous. » [traduction]

Noether, tout comme Einstein, s’est exilée aux États-Unis, où elle avait obtenu un poste au collège de Bryn Mawr en Pennsylvanie. Selon une allocution prononcée par Weyl en mémoire de Noether, ce fut une période heureuse de sa vie, et elle se sentait vraiment appréciée comme jamais auparavant.

Le 14 avril 1935, seulement 18 mois plus tard, elle est décédée des complications par suite de l’ablation d’un kyste ovarien. Elle avait 53 ans.

Contrairement à Einstein, Emmy Noether n’a jamais été célèbre, peut-être parce qu’elle était mathématicienne plutôt que physicienne. Aujourd’hui, son nom ne circule généralement que chez ceux qui étudient ses théorèmes dans leurs cours de mathématiques à l’université.

« À mon avis, dit Ruth Gregory, elle est sous-estimée par rapport à l’importance de sa contribution scientifique. Pourquoi? Peut-être parce qu’elle a prouvé un théorème, et que les physiciens ne sont pas très portés sur les théorèmes. » [traduction]

Il n’empêche qu’Emmy Noether a non seulement changé le cours de la physique moderne, mais qu’elle a aussi ouvert les portes de la physique et des mathématiques aux femmes du monde entier.

« En étant excellente, authentiquement excellente, dit Mme Gregory, elle a montré qu’il n’est pas nécessaire d’être un homme pour prouver un bon théorème ou pour ouvrir un nouveau domaine des mathématiques. C’était avant qu’une plus grande ouverture se manifeste, mais Noether a montré que c’était possible.

« Elle a changé le monde dans lequel elle vivait, et elle l’a changé pour le mieux et pour nous tous. » [traduction]


Voyez comment aider l’Institut Périmètre à bâtir un avenir plus inclusif pour les femmes — et un avenir plus brillant pour la physique.

À propos de l’IP

L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.

Pour de plus amples renseignements, veuillez vous adresser à :
Mike Brown
Gestionnaire, Communications et médias
416-797-9666