Les valeurs faibles sont-elles quantiques? Ne pariez pas là-dessus
Depuis 20 ans, un étrange concept dit de « valeur faible » a pris racine dans le domaine de l’information quantique.
Beaucoup de possibilités des technologies quantiques supposent que l’on parvienne à obtenir de l’information sur des systèmes quantiques. Il y a cependant une difficulté majeure : on ne peut pas dire ce que fait une particule sans l’observer; par contre, si on l’observe, on change son comportement.
Mais qu’en est-il si on l’observe « un peu »? On fait alors une « mesure faible », dont le résultat est une valeur faible. L’idée fondamentale d’une mesure faible consiste à obtenir un peu d’information sur un système quantique en ne le perturbant que légèrement; en faisant de nombreuses mesures faibles, on peut finir par obtenir passablement d’information sur le système. Les mesures faibles ont des applications dans les technologies d’information quantique telles que l’asservissement quantique et les communications quantiques.
Pour obtenir une valeur faible, il faut faire une mesure faible d’une particule. Il faut aussi – de manière contre-intuitive – rejeter la majorité des résultats et n’en choisir avec soin que quelques-uns, afin d’écarter les particules disqualifiées par le fait de les mesurer.
Ainsi, les chercheurs croient qu’ils peuvent progressivement construire une image du comportement typique de particules entre les mesures. Lorsque ces mesures recueillies et sélectionnées avec soin produisent quelque chose d’inattendu et de (en apparence) quantique, ce résultat est appelé valeur faible. Les valeurs faibles constituent une toute nouvelle fenêtre ouverte sur le monde quantique.
Mais est-ce vraiment le cas? Et si les valeurs faibles n’étaient pas du tout quantiques?
« Nous sommes sceptiques » [traduction], déclare Joshua Combes, postdoctorant à l’Institut Périmètre et à l’Institut d’informatique quantique (IQC) de l’Université de Waterloo, qui vient de publier dans Physical Review Letters un article critiquant le domaine des mesures faibles.
« D’une part, le monde quantique peut évidemment être étrange, dit-il. Mais d’autre part, il faut faire bien attention de distinguer les effets authentiquement quantiques et ceux qui peuvent être reproduits de manière classique. » [traduction]
Pour écrire cet article, Joshua Combes a travaillé avec Christopher Ferrie, de l’Université du Nouveau-Mexique, sur ce type de problème : trouver un analogue classique d’une valeur faible présentée dans l’article fondateur du domaine de la mesure quantique.
Dans cet article fondateur, Yakir Aharonov (maintenant titulaire d’une chaire de chercheur invité distingué de l’Institut Périmètre), David Albert et Lev Vaidman ont énoncé les principes de la mesure faible, faisant valoir l’intérêt d’extraire « un peu » d’information de chaque mesure et d’en rejeter la plus grande partie. Leur méthode ressemblait à ce qui suit.
Supposons que l’on veuille mesurer le spin de certaines particules. On prépare les particules dans un état particulier, par exemple celles qui ont le spin « vers le haut », en écartant les données des particules dont le spin est « vers le bas ». C’est ce que l’on appelle la présélection. Plus tard, on détecte les particules qui sont dans un état final donné, écartant à nouveau celles qui ne sont pas dans l’état voulu. C’est la postsélection.
On effectue également une mesure entre les états initial et final. Mais, dans le monde quantique, toute mesure peut perturber le système. Aharonov et al. ont fait valoir qu’il faut mesurer le spin aussi délicatement – ou faiblement – que possible. Cette mesure étant forcément imprécise, il faut faire la moyenne d’un grand nombre d’essais.
En combinant de manière ingénieuse présélection, postsélection et mesure faible, Yakir Aharonov et ses collègues ont inventé une manière nouvelle et en apparence fondamentalement quantique de mesurer des propriétés quantiques. Leur célèbre article, paru en 1988, s’intitule How the measurement of a component of the spin of a spin-½ particle can turn out to be 100 (Comment la mesure d’une composante du spin d’une particule dont le spin est ½ peut donner un résultat égal à 100). La valeur faible obtenue est une valeur de spin égale à 100.
Une particule dont le spin est de +½ ou −½ aurait un spin de 100? MM. Combes et Ferrie ne parieraient pas là-dessus.
Prenant directement de front l’article des géants du domaine, ils utilisent un processus parallèle – comportant les mêmes présélection, postsélection et mesure faible – pour démontrer que l’on peut obtenir le même étrange résultat à partir du système aléatoire le plus simple au monde : le tirage d’une pièce à pile ou face. Ils enfoncent le clou en intitulant leur article How the result of a single coin toss can turn out to be 100 heads (Comment un seul tirage à pile ou face peut donner 100 fois face).
Joshua Combes fait sa démonstration. Il vous demande de tirer à pile ou face, puis de lui remettre seulement les pièces qui donnent face, sans lui dire le résultat que vous avez obtenu. (C’est la présélection.) Il jette sur chaque pièce un coup d’œil trop rapide pour être entièrement certain du résultat. (C’est la mesure faible.) Dans un certain pourcentage des cas, il donne un petit coup sur la pièce, ce qui peut de temps en temps la faire retourner. (Même une mesure faible peut parfois perturber un système quantique. C’est ce qu’imite le petit coup donné sur une pièce.) Enfin, il vous rend la pièce. Si le résultat est face, cet essai est éliminé. (C’est la postsélection.). Si le résultat est pile, il vous demande de prédire ce qu’il a mesuré.
La chose semble simple lorsque la pièce est devant vous : si la pièce montre son côté pile, il est probable que vous allez prédire intuitivement que l’expérimentateur a probablement vu le côté face (puisque vous ne lui avez donné que les pièces qui montraient le côté face). Dans leur article, MM. Ferrie et Combes présentent une à une les étapes mathématiques de votre prédiction, en utilisant la même suite d’opérations qui ont donné la valeur faible d’Aharonov et al. Le résultat étrange? Si la pièce qui vous revient montre son côté pile, en faisant les mêmes opérations mathématiques, vous aussi allez prédire que l’expérimentateur a mesuré 100 fois face.
Les calculs quantiques effectués par Aharonov et al. pour obtenir le résultat étrange d’un spin de 100 sont très techniques. Mais ce qui compte, selon MM. Combes et Ferrie, c’est que ces calculs donnent le même résultat lorsqu’ils sont effectués dans un contexte classique.
« Si le résultat n’est pas convainquant, pourquoi son équivalent quantique le serait-il? » [traduction], demande Joshua Combes.
Les effets quantiques peuvent parfois être étranges. Mais, comme l’écrivent les auteurs, « s’il y a une explication classique, aucune explication quantique n’est nécessaire. C’est le principe directeur de la recherche sur les fondements quantiques. » [traduction]
Les auteurs croient que les valeurs anormales obtenues par mesure faible ne constituent pas vraiment un effet quantique, mais plutôt un artefact des statistiques et perturbations classiques. Comme les passionnés de casse-tête mathématiques pourront vous le dire, les problèmes fondés sur « qui sait quoi et quand » peuvent produire des résultats surprenants. Le problème de Monty Hall en est l’exemple le plus célèbre, et il déroute autant les professeurs de mathématiques que les participants à des jeux télévisés.
« Les statistiques peuvent être trompeuses, affirme Joshua Combes. Nous croyons que ce problème de valeur faible en est un de statistique, et non une question fondamentalement quantique. Il se pourrait que les valeurs faibles comportent quelque chose d’authentiquement quantique, mais à mon point de vue ce n’est pas encore clair. » [traduction]
À propos du paradoxe central des valeurs faibles – on peut obtenir une meilleure représentation du monde quantique en mesurant des choses avec une précision relative –, Joshua Combes devient philosophe.
« Comprenez-moi bien, dit-il : le mystère est formidable. Je veux qu’il y ait du mystère – c’est pour cela que je travaille dans ce domaine. Mais ne devrions-nous pas essayer d’aller au fond des choses, plutôt que de les rendre encore plus mystérieuses qu’elles ne le sont en réalité? Je crois que nous devons bien réfléchir à ce que les valeurs faibles nous enseignent vraiment. Christopher Ferrie et moi espérons que cet article suscitera en partie cette réflexion. » [traduction]
Cela semble être un pari très sûr.
– Erin Bow
POUR EN SAVOIR PLUS
- Lire dans Physical Review Letters l’article de Joshua Combes et Chris Ferrie intitulé How the result of a single coin toss can turn out to be 100 heads.
- Lire l’article fondamental original, intitulé How the result of a measurement of a component of the spin of a spin-½ particle can turn out to be 100.
- Visionner In praise of weakness, conférence publique présentée à l’Institut Périmètre par Aephraim Steinberg, qui donne au grand public un aperçu des promesses du domaine des mesures faibles.
- Lire d'autres comptes rendus des travaux de MM. Combes et Ferrie dans la revue Science.
- Lire un article sur leurs travaux paru dans Physics World.
À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.