Un test expérimental de brouillage d’information quantique
Au début de 2017, à la recherche d’un premier poste de professeur, Beni Yoshida est allé passer une entrevue à l’Université de la Californie à Berkeley. Même si, au bout du compte, il s’est joint à l’Institut Périmètre comme l’un des premiers professeurs recrutés dans le cadre de l’initiative de l’Institut sur la matière quantique, son entrevue en Californie a déclenché de nouvelles recherches passionnantes sur le brouillage d’information quantique, qui ont été récemment publiées dans la revue Nature.
Au cours de cette entrevue, M. Yoshida a rencontré Norman Yao, professeur à Berkeley. Ils ont discuté d’un protocole de reconstitution d’états quantiques sur lequel Beni Yoshida travaillait avec Alexei Kitaev, depuis longtemps professeur à l’Institut de technologie de la Californie. MM. Yao et Yoshida ont rapidement déduit que ce protocole pourrait servir de vérification expérimentale d’un concept appelé brouillage d’information quantique.
Une collaboration venait de naître.
Un sujet brûlant
À l’heure actuelle, le brouillage d’information quantique intéresse énormément les physiciens, qu’ils soient théoriciens ou expérimentateurs. Il s’agit essentiellement de la dispersion d’une information locale dans l’ensemble d’un système physique, sous l’effet d’une dynamique chaotique.
Imaginez que vous avez un bit quantique, ou qubit, localisé et dans un état connu. À mesure que ce qubit interagit avec d’autres qubits, qu’il se délocalise et qu’il interagit avec un nombre de plus en plus grand de qubits dans un système élargi, il devient de plus en plus difficile de suivre ce qui arrive à ce qubit. L’étude du brouillage d’information quantique consiste à examiner comment se fait cette dispersion d’information.
Les théoriciens de l’information quantique comme Beni Yoshida souhaitent utiliser le brouillage d’information quantique pour comprendre comment l’intrication quantique est produite dans des systèmes quantiques réels — ingrédient crucial de la correction d’erreur nécessaire pour construire un ordinateur quantique complet. Les physiciens de la matière condensée s’intéressent au brouillage d’information quantique comme nouveau moyen de répondre à une question qui se pose depuis longtemps à propos du phénomène de thermalisation dans les systèmes quantiques isolés : comment ces systèmes arrivent-ils à un état d’équilibre?
Cependant, d’une manière un peu surprenante, les physiciens des hautes énergies qui travaillent sur les trous noirs s’intéressent peut-être encore davantage au brouillage d’information quantique. Des études récentes montrent qu’un trou noir brouille l’information quantique très rapidement — de la manière la plus rapide possible dans la nature. Cela laisse entendre que le brouillage d’information quantique est LA propriété qui distingue les trous noirs des systèmes quantiques ordinaires.
S’attaquer au paradoxe de l’information perdue des trous noirs
En 2007, les théoriciens de l’information quantique John Preskill et Patrick Hayden ont publié un article fondateur sur le paradoxe de l’information perdue des trous noirs.
Une manière concrète de vérifier si un trou noir détruit l’information quantique consisterait à jeter quelque chose dans un trou noir et à essayer de le récupérer. Si on le récupérait avec succès, cela constituerait une bonne preuve que l’information n’a pas été détruite.
Si l’on en croit la mécanique quantique, l’information tombée dans un trou noir peut effectivement être reconstituée, mais seulement une fois que le trou noir s’est contracté jusqu’à environ la moitié de sa taille initiale. Mais cela prend énormément de temps. Dans le cas d’un trou noir ayant la masse de notre Soleil, il faudrait environ 1067 ans.
Il y a toutefois une manière astucieuse de contourner ce problème à l’aide du rayonnement de Hawking, contenu émis par les trous noirs pendant qu’ils se contractent. Il peut être possible d’extraire beaucoup plus rapidement l’information jetée dans un trou noir, en mesurant les faibles intrications entre le trou noir et le rayonnement de Hawking qu’il a déjà émis. L’article de MM. Hayden et Preskill présentait une expérience de la pensée dans laquelle on utilise cette subtile intrication pour reconstituer l’information entrée initialement dans le trou noir.
Selon Beni Yoshida, cet article est magnifique, mais il a 2 lacunes importantes. Premièrement, il fait appel à une approximation grossière de la dynamique d’un trou noir, appelée évolution unitaire aléatoire.
« Cela consiste essentiellement à imaginer toutes les évolutions mathématiquement possibles selon la mécanique quantique et à en choisir une au hasard, explique M. Yoshida. Mais la plupart d’entre elles ne se produisent pas dans des systèmes physiques réels. » [traduction]
Utilisant ce cadre de l’évolution unitaire aléatoire, MM. Hayden et Preskill ont prouvé que la reconstitution de l’information à partir du trou noir est effectivement possible. « Mais ils n’ont pas dit comment faire cette reconstitution, poursuit M. Yoshida. C’est la 2e lacune. De fait, certains ont conjecturé que cette reconstitution est difficile à calculer, même avec un ordinateur quantique superpuissant. » [traduction]
Corrélations ordonnées indépendantes du temps
Dans un article publié en 2016, Beni Yoshida et ses collègues ont proposé de corriger la 1ère lacune en utilisant des fonctions de corrélations ordonnées indépendantes du temps (en abrégé OTOC pour out-of-time-ordered correlation functions). Cela consiste à mesurer des propriétés physiques observables au moment présent, puis dans l’avenir, puis à revenir les mesurer une fois de plus au moment présent, puis à retourner dans l’avenir pour faire une autre mesure. Évidemment, ces mesures sont purement théoriques, mais elles constituent un outil mathématique qui fait l’objet de beaucoup d’attention.
L’OTOC permet de quantifier l’effet de petites perturbations au bout d’un certain temps. Lorsqu’un système physique a une dynamique chaotique, l’OTOC diminue jusqu’à une faible valeur, ce qui est une signature du brouillage d’information quantique.
Beni Yoshida et ses collègues ont montré que le brouillage d’information quantique est ce qui rend plausible la conclusion de MM. Hayden et Preskill. « Si cette fonction de corrélation ordonnée indépendante du temps diminue jusqu’à une faible valeur, on peut alors prouver mathématiquement qu’il existe une procédure de reconstitution de l’état quantique » [traduction], affirme M. Yoshida. C’est contre-intuitif, mais la dynamique chaotique d’un trou noir permet effectivement de reconstituer des états quantiques.
Une nouvelle idée cruciale
La diminution de la valeur de l’OTOC constitue donc un signal de brouillage d’information quantique. Malheureusement, une expérience exécutée de façon médiocre — dans laquelle, par exemple, la réversibilité dans le temps est imprécise, ou dans laquelle il y a beaucoup de bruit et de décohérence — donnerait aussi un signal semblable. Il fallait une méthode expérimentale donnant une diminution de la valeur de la fonction de corrélation ordonnée indépendante du temps, tout en montrant que les règles de la mécanique quantique sont respectées et que l’expérience est exécutée avec précision.
C’est là qu’interviennent les travaux de MM. Yoshida et Kitaev. Ceux-ci avaient mis au point un protocole relativement simple de reconstitution d’états quantiques à partir d’un trou noir intriqué, en mesurant le rayonnement de Hawking sortant des 2 côtés. Ces travaux proposaient une solution à la 2e lacune de l’article de MM. Hayden et Preskill, concernant la manière de reconstituer les états quantiques — avec en prime un supplément.
« En exécutant notre protocole sur des systèmes quantiques réels, nous pouvons vérifier 2 choses, explique M. Yoshida : la corrélation ordonnée indépendante du temps diminue-t-elle jusqu’à une faible valeur, et le système évolue-t-il conformément à la mécanique quantique? Nous pouvons vérifier immédiatement ces 2 choses. C’est pourquoi ce protocole est utile pour la démonstration expérimentale du brouillage d’information quantique. » [traduction]
Cela explique pourquoi Norman Yao a été si intéressé. MM. Yoshida et Yao ont rédigé un autre article afin d’expliquer le potentiel de ce protocole comme mesure expérimentale de l’information quantique.
Un théoricien dans un monde d’expérimentateurs
Les systèmes chaotiques sont extrêmement sensibles aux perturbations même les plus faibles, de sorte que les OTOC sont sujettes au bruit et à la décohérence. Les expériences sur le brouillage d’information quantique exigent donc le genre de contrôle précis sur les systèmes quantiques que permettent les pièges à ions. MM. Yoshida et Yao ont communiqué avec Christopher Monroe, du Centre conjoint d’informatique et d’information quantique de l’Université du Maryland, où se trouve probablement le meilleur système de piège à ions au monde.
Travaillant sur un ordinateur quantique à ions piégés de 7 qubits, M. Monroe et ses collègues ont mis en œuvre le protocole de MM. Yoshida et Kitaev, et mesuré une reconstitution fidèle à 80 %. Selon l’étude faite par MM. Yao et Yoshida, cela signifie qu’au moins la moitié du brouillage des états quantiques s’est faite conformément aux lois de la mécanique quantique et que l’autre moitié était due à la décohérence et à des erreurs. C’était néanmoins suffisant pour démontrer qu’un authentique brouillage était survenu dans un circuit quantique de 3 qubits.
Beni Yoshida n’est pas un expérimentateur. « Je n’ai pas touché au montage » [traduction], dit-il en riant. Mais en plus de faire le travail théorique qui sous-tendait l’expérience, il a passé beaucoup de temps à discuter de la manière de réaliser une dynamique quantique chaotique qui brouillerait l’information quantique d’une manière fonctionnant pour le piège à ions en question.
C’est un résultat passionnant, qui a des implications possibles non seulement pour la recherche sur les trous noirs — M. Yoshida rêve que son protocole soit un jour exécuté sur un micro-trou noir dans un collisionneur à haute énergie, même si cela n’arrivera pas de son vivant —, mais aussi en informatique quantique et en physique de la matière condensée.
« Nous avons conçu la dynamique, dit-il, mais nous voulons travailler sur un matériau, en étudier la dynamique, mesurer les corrélations ordonnées indépendantes du temps, etc. C’est la prochaine étape. Cette expérience a des objectifs à court terme, des objectifs intermédiaires et des objectifs à très long terme. Je crois donc que c’est quelque chose d’intéressant à examiner. » [traduction]
Mais Beni Yoshida connaît ses points forts, et il n’est pas à la veille d’abandonner la théorie pour l’expérimentation.
« Je suis intéressé à réfléchir à des observations expérimentales qui se rapportent à des questions très très fondamentales sur la gravitation quantique, dit-il. C’est vraiment bien qu’il y ait un lien entre des questions aussi profondes et des réalisations expérimentales concrètes. Les deux volets peuvent se stimuler mutuellement. » [traduction]
À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.