Un extracteur universel de jus quantiques
Supposons que vous êtes propriétaire d’une boutique d’aliments naturels et que vous voulez offrir à vos clients une variété de jus pour répondre à la demande : pomme, orange, pamplemousse, carotte, betterave, herbe de blé, etc.
Imaginons maintenant que chaque type de fruit, de légume, etc., exige son propre type d’extracteur de jus : par exemple, un extracteur spécifique pour faire du jus de pomme, un autre extracteur pour faire du jus de carotte, et ainsi de suite. L’investissement nécessaire serait considérable, et vous seriez mal préparé pour profiter d’une nouvelle demande portant sur le dernier fruit tendance.
Jusqu’à récemment, le domaine de la théorie des ressources quantiques fonctionnait un peu de cette manière, en particulier dans des scénarios réels. Chaque type de phénomène quantique, par exemple l’intrication, était comme un type de fruit distinct, pour lequel il fallait mettre au point un extracteur de jus (ou une théorie des ressources) spécifique.
Cela va bientôt changer, grâce aux récents travaux de Zi-Wen Liu, et de ses collaborateurs Kaifeng Bu (de l’Université du Zhejiang et de l’Université Harvard) et Ryuji Takagi (du MIT). Les 3 chercheurs ont élaboré un cadre théorique — analogue quantique d’un extracteur de jus universel — qui peut caractériser l’utilité pratique de toute ressource quantique, peu importe son type.
Leur article publié dans Physical Review Letters, a été souligné comme suggestion du rédacteur en chef. L’unification de théories en apparence disparates est l’objectif ultime de nombreux physiciens, et l’on s’attend à ce que les travaux de M. Liu en vue de la définition d’un cadre théorique généralisé aient des applications dans divers sous-domaines, dont celui de l’informatique quantique.
« Je voulais élaborer une théorie des ressources qui soit comme l’extracteur de jus le plus puissant possible ayant le plus de fonctions possible, dit M. Liu. Quelqu’un qui s’intéresse à l’intrication mettrait des 'oranges d’intrication' dans l’extracteur et obtiendrait du jus d’orange. » [traduction] De la même manière, dans le cas d’un autre « fruit quantique », par exemple la cohérence, on mettrait des « pommes» de cohérence » dans le même extracteur pour obtenir du jus de pomme.
Théories des ressources quantiques
Les théories des ressources quantiques servent à caractériser et évaluer de manière rigoureuse certains effets quantiques, « ressources » précieuses qui pourraient procurer des avantages importants par rapport aux méthodes classiques. Pour parler comme les économistes, un état quantique acquiert le statut de ressource s’il a de la valeur (ou une utilité) tout en étant suffisamment difficile à obtenir. La quantification d’une telle valeur constitue le cœur de la théorie des ressources.
Comment détermine-t-on si quelque chose est utile? Cela dépend de l’utilisateur. Pour celui qui veut construire une maison, le bois d’œuvre est une ressource pertinente : il faut des efforts pour faire pousser les arbres voulus, les abattre, les débiter en planches et les traiter. Pour le chef d’un restaurant, des ingrédients de bonne qualité constituent des ressources.
Dans le monde quantique, divers états ou propriétés quantiques — comme l’intrication, la cohérence et des « états magiques » (voir plus loin) — sont tous des ressources. Pour quantifier leur valeur, une théorie des ressources établit certaines règles de base.
« Les éléments de base d’une théorie des ressources sont un ensemble d’objets gratuits et un ensemble de transformations gratuites entre objets, dit M. Liu. Dans le monde quantique, les objets sont les états quantiques, et les transformations sont les opérations quantiques qui font passer d’un état à un autre. » [traduction]
Les objets « gratuits » sont des objets faciles à fabriquer ou à obtenir : les opérations gratuites sont les procédures considérées comme faciles à mettre en œuvre, et les états gratuits sont ceux qui sont faciles à produire avec des opérations gratuites. Par exemple, pour la construction d’une maison, le fait de planter un clou dans une planche de bois serait considéré comme gratuit, alors que l’achat de bois d’œuvre ne le serait pas.
« On ne se préoccupe pas vraiment de la valeur des choses faciles à obtenir ou inutiles, explique M. Liu, mais on veut savoir comment évaluer les ressources — les choses précieuses. De plus, la théorie des ressources répond à la question de savoir quel genre de manipulations ces opérations gratuites permettent de faire sur les ressources. » [traduction]
Notre constructeur de maison pourrait se demander quelle est la grandeur maximale d’une maison qu’il pourrait construire, étant donné la disponibilité d’une certaine quantité de bois d’œuvre ainsi que d’un nombre infini de clous et de travailleurs. Pour sa part, un théoricien de l’information quantique pourrait chercher à utiliser des paires de Bell (paires de qubits maximalement intriqués) pour augmenter l’efficacité des communications.
Étendre la portée du cadre théorique
Les recherches précédentes dans le domaine ont surtout consisté à étudier au cas par cas l’utilité de ressources, mais les travaux de Zi-Wen Liu généralisent le cadre théorique afin qu’il soit plus largement applicable.
« Le résultat de ce travail consiste en un cadre unifié pour mesurer la valeur de n’importe quel état quantique dans différents contextes, en négociant des tâches par rapport à une certaine monnaie de ressource, dit-il. Il suffit de mettre dans ce cadre certaines caractéristiques de théories des ressources très différentes, et les résultats correspondants deviennent disponibles. » [traduction]
Un avantage particulièrement important du cadre théorique de M. Liu réside dans le fait que ce cadre est adapté à des scénarios réalistes, où les ressources sont limitées et où une certaine marge d’erreur est admise. Les tentatives précédentes de création d’une théorie unifiée des ressources quantiques ne s’appliquaient qu’à la « limite asymptotique », où les ressources sont disponibles en quantité illimitée.
« Mais en pratique, dans la vraie vie, dit M. Liu, on ne dispose jamais d’une quantité illimitée de ressources. Une négociation ne donne qu’une quantité finie en échange d’une quantité finie. » [traduction]
La « magie » de l’informatique quantique
Ce cadre généralisé étant défini, Zi-Wen Liu et d’autres chercheurs commencent à considérer ses nombreuses applications. Un candidat qui se démarque est le domaine de l’informatique quantique.
« Nous travaillons sur de nombreuses applications différentes de ce cadre, dit M. Liu. À titre d’exemple, je suis très intéressé à comprendre le coût en ressources qu’il faut assumer pour réaliser un calcul quantique insensible aux défaillances à l’aide de la théorie des 'états magiques'. » [traduction]
Dans ce cas, la « magie » n’a rien de surnaturel. C’est plutôt une propriété spécifique de systèmes quantiques qui, essentiellement, introduit le caractère quantique dans l’informatique quantique.
En vertu du théorème de Gottesman-Knill (élaboré en partie par Daniel Gottesman), professeur à l’Institut Périmètre), sans ces états magiques, les ordinateurs quantiques peuvent être effectivement simulés par des moyens classiques et ne sont donc pas plus puissants que les ordinateurs classiques utilisés à l’heure actuelle.
Par contre, avec une provision suffisante d’états magiques, un ordinateur quantique pourrait résoudre certains problèmes beaucoup plus rapidement que tout ordinateur classique. Cela fait des états magiques une ressource quantique très précieuse.
Il y a par contre une difficulté : la production de ces états magiques exige des opérations coûteuses et non fiables. C’est pourquoi, selon M. Liu, il est crucial de comprendre et de quantifier comment optimiser dans un contexte pratique le nombre d’états magiques dépensé. C’est exactement ce que son cadre théorique permet aux physiciens quantiques de faire.
Zi-Wen Liu, postdoctorant à l’Institut Périmètre[/caption]
M. Liu a déjà commencé à examiner plus en détail l’utilité de son cadre théorique. Dans un autre article récent, lui et son co-auteur Kun Fang, de l’Université de Cambridge, se sont servis de ce cadre pour établir qu’il y a une limite fondamentale au degré de réduction du bruit, ou « purification », possible dans le cas d’une ressource quantique donnée. Ils ont démontré qu’il est impossible de purifier de manière parfaite un état-ressource qui comporte du bruit. Il s’agit d’un résultat important, puisque les systèmes quantiques sont très sensibles aux effets de bruit qui peuvent perturber les états quantiques et ainsi en annuler les bénéfices quantiques.
« Cela donne en particulier une limite inférieure au coût en ressources de la distillation d’états magiques, dit M. Liu, procédure-clé qui sous-tend la principale filière de réalisation du calcul quantique insensible aux défaillances. » [traduction] C’est utile pour avoir une idée du coût minimal et de la difficulté de construction d’ordinateurs quantiques à grande échelle.
Des progrès à venir
Les chercheurs prévoient que l’on atteindra bientôt le seuil de « suprématie quantique », où les ordinateurs quantiques passeront du statut de nouveauté à celui de machines vraiment utiles et commenceront à résoudre des problèmes hors de portée pour les ordinateurs classiques. Certaines équipes prétendent avoir déjà franchi ce seuil : à la fin d’octobre, Google, qui travaille en partenariat avec la NASA et le Laboratoire national d’Oak Ridge, a annoncé que son ordinateur quantique de 54 qubits avait effectué un certain calcul exponentiellement plus vite que ne le pourrait n’importe quel ordinateur classique.
Entre-temps, le domaine de l’information quantique progresse rapidement, avec une multitude de chercheurs qui travaillent sur les communications quantiques, la cryptographie quantique, la détection quantique, la complexité quantique, etc.
Pour réaliser le plein potentiel du traitement de l’information quantique, il est crucial de savoir comment caractériser et utiliser de nombreuses formes différentes de ressources quantiques. Ultimement, comme le cadre théorique de Zi-Wen Liu aurait la capacité d’« extraire le jus » de n’importe quel fruit quantique — y compris ceux que l’on ne connaît pas encore —, il pourrait selon son auteur avoir de nombreuses applications.
« Je m’attends, dit-il, à ce que notre théorie ait des applications étendues dans de nombreux contextes différents, où diverses formes de ressources quantiques ont un rôle à jouer.
« Les méthodes liées à la théorie des ressources font actuellement l’objet de beaucoup d’attention dans la communauté de l’information quantique, ainsi que dans de nombreux autres domaines, parce que le langage de cette théorie est très puissant et polyvalent. » [traduction]
À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.