Le son de la matière sombre
La matière sombre est l’un des constituants les plus abondants, et aussi les plus insaisissables, de l’univers.
Même si les scientifiques sont convaincus de son existence (grâce à ses effets gravitationnels sur son voisinage) les tentatives de la détecter sont jusqu’à maintenant demeurées vaines.
Comme son nom l’indique, la matière sombre n’émet ni n’absorbe aucune lumière – ou tout autre rayonnement électromagnétique que les télescopes actuels peuvent détecter. Il serait peut-être possible de faire autre chose que regarder la matière sombre. On pourrait, en quelque sorte, l’écouter.
« Appelons cela le son de la matière sombre » [traduction], dit Asimina Arvanitaki, physicienne théoricienne des particules à l’Institut Périmètre.
Publiées récemment dans Physical Review Letters, des recherches effectuées par Mme Arvanitaki et ses collaborateurs examinent si la matière sombre pourrait être un type d’onde qui résonne, comme une corde de guitare, à une fréquence appartenant au spectre de l’audition humaine.
« Ce serait un son très ennuyeux, monotone » [traduction], explique Mme Arvanitaki. Elle en fait une démonstration en émettant un « ouououou » grave.
Asimina Arvanitaki ne suggère pas que nous pourrions tout simplement entendre la matière cachée de l’univers murmurer au cours d’une nuit calme. Elle et ses collaborateurs explorent plutôt la possibilité que la matière sombre puisse prendre la forme d’une onde qui résonne à une fréquence de quelques kilohertz – une fréquence audible pour l’être humain.
Il se pourrait aussi que l’onde résonne à des fréquences plus élevées ou plus faibles, comme celles qui sont audibles pour les chiens ou les éléphants, ou à des fréquences qui ne sont audibles par aucune oreille connue.
L’idée qui sous-tend le « son » de la matière sombre peut être testée à faible coût avec des dispositifs d’expérimentation existants, tout en offrant la possibilité d’éclairer l’un des mystères les plus déroutants de l’univers.
Pour explorer cette idée, il faut imaginer la matière sombre non comme une particule – conception actuellement la plus répandue – mais comme une onde. Ou un peu des deux.
Si l’on entasse suffisamment de particules – des bosons, pour être plus précis – dans un espace donné, elles se chevauchent et commencent à se comporter comme une onde classique. Si l’on fait l’hypothèse d’une onde de matière sombre, son amplitude (l’écart entre les sommets et les creux) est déterminée par la densité de la matière sombre, et sa fréquence (le nombre de sommets par unité de temps) est définie par la masse de matière sombre.
Reste à savoir comment détecter une telle onde. Il existe des ondes de toutes grandeurs, depuis les ondes radio de basse fréquence ayant la longueur d’un terrain de football jusqu’aux rayons gammas dont la longueur d’onde est de l’ordre du diamètre d’un atome. Les ondes de matière sombre pourraient en théorie se situer n’importe où dans ce très large spectre, puisque l’on ne connaît pas la masse de la matière sombre.
Il se pourrait aussi que la matière sombre ne soit pas du tout détectable, puisque sa seule interaction connue est de nature gravitationnelle. Rien n’oblige la matière sombre à interagir avec nous d’une autre façon mesurable.
Mais dans la plupart des modèles actuels de la physique, la matière interagit rarement d’une seule manière avec son environnement. Il semble probable que la matière sombre se mêle à son environnement d’au moins une autre façon que de manière gravitationnelle.
Mme Arvanitaki explique que, un peu partout dans le monde, des mesures effectuées dans le cadre de diverses expériences pourraient aussi témoigner d’interactions avec la matière sombre (même si ces expériences n’ont pas été spécifiquement conçues pour des recherches sur la matière sombre).
« C’est ce qui est commode à propos de ces expériences, dit-elle. Nous n’avons pas besoin de démontrer la pertinence de nouveaux moyens techniques. La plupart de ces moyens sont disponibles, et il suffit de profiter des outils mis au point à d’autres fins. » [traduction]
À titre d’exemple, l’équipe de Mme Arvanitaki a obtenu des données enregistrées par AURIGA, un détecteur d’ondes gravitationnelles à barre résonante situé en Italie, et elle y a cherché des signes d’ondes de matière sombre dans les fréquences de l’ordre du kilohertz.
Même si l’expérience AURIGA n’a pas été conçue pour rechercher de la matière sombre, les données qu’elle a recueillies pourraient, comme les fragments d’un film abandonnés au montage, révéler une histoire jusque là cachée.
Selon Mme Arvanitaki et ses collaborateurs, il se pourrait que les minuscules oscillations mesurées dans le cadre de cette expérience soient affectées par des ondes de matière sombre. En théorie, ces oscillations pourraient être amplifiées si elles étaient en phase avec la fréquence des ondes de matière sombre. Des effets semblables sont observables à notre échelle, comme lorsque le pont du Millénaire fut inauguré à Londres en juin 2000. Selon un article publié dans la revue Nature, il commença à osciller d’un côté à l’autre « alors que de nombreux piétons se mettaient spontanément en phase avec les vibrations du pont, amplifiant celles-ci sans le vouloir » [traduction].
L’équipe de recherche a aussi examiné si la fréquence des oscillations des horloges atomiques – les chronomètres les plus précis au monde – pourrait permettre de détecter des ondes gravitationnelles. Dans ce scénario, l’oscillation de l’onde de matière sombre entraînerait une oscillation mesurable des niveaux d’énergie dans les horloges atomiques.
Les données des investigations initiales n’ont rien montré de particulier. Mais l’équipe s’est encore peu servie de ces outils pour rechercher de la matière sombre. Les expérimentateurs examinent actuellement les données d’AURIGA à la recherche de motifs révélateurs, et les horloges atomiques peuvent être réglées de manière à couvrir de plus larges intervalles de paramètres qui pourraient correspondre à la matière sombre (fréquences de l’ordre de 1 Hz ou moins).
La matière sombre demeure donc à la fois invisible et silencieuse, du moins pour le moment. Asimina Arvanitaki dit que l’on vient seulement de commencer à utiliser cette nouvelle méthode de recherche. Les travaux de son équipe ont franchi une étape importante sur la voie de l’élimination – en éliminant un autre suspect dans la liste des candidats à la matière sombre – mais il reste encore des recherches à effectuer.
La probabilité de trouver des signes de matière sombre dans une bande très étroite de l’ordre du kilohertz était faible – un peu comme si l’on tentait d’attraper une espèce précise de poisson dans un océan grouillant de vie. Mais il reste beaucoup à explorer dans l’océan des fréquences.
« C’est dans la nature de la recherche expérimentale, dit Mme Arvanitaki. Il faut chercher. Même si l’on ne trouve rien, il ne faut pas s’arrêter. Si l’on ne cherche pas, on reste dans l’ignorance. » [traduction]
POUR EN SAVOIR PLUS
- « Sound of Dark Matter: Searching for Light Scalars with Resonant-Mass Detectors » (dans Physical Review Letters)
- « Searching for Dilaton Dark Matter with Atomic Clocks » (dans Physical Review D)
- « Search for Ultralight Scalar Dark Matter with Atomic Spectroscopy » (dans Physical Review Letters)
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