Les clôtures de tracé ouvrent une nouvelle fenêtre sur l’univers

Avery Broderick, professeur associé à l’Institut Périmètre, et son collaborateur Dominic Pesce, viennent de mettre au point un outil qui promet d’accélérer les progrès de la radioastronomie d’une manière inédite en plus de 60 ans. Les citations de cet article sont traduites d’une entrevue accordée en anglais par Avery Broderick.

Ne pas travailler plus fort, mais travailler plus intelligemment.

C’est la démarche qu’Avery Broderick, professeur associé à l’Institut Périmètre, a adoptée face au défi de faire en sorte que d’énormes quantités de données ne soient pas « gâchées », comme il dit. Mais lui et son collaborateur Dominic Pesce — postdoctorant au Centre d’astrophysique de l’Observatoire de l’Université Harvard et à l’Observatoire d’astrophysique Smithsonian — ne prévoyaient pas découvrir au passage une grandeur observable susceptible de révolutionner la radioastronomie.

Grâce à une application astucieuse de règles mathématiques relativement simples, MM. Broderick et Pesce ont découvert une nouvelle grandeur observable, appelée clôture de tracé, qui permet de court-circuiter les erreurs associées à tout télescope individuel au sein d’un ensemble de télescopes. Un article paru cette semaine dans The Astrophysical Journal décrit leurs travaux.

« C’est une nouvelle fenêtre qui vient de s’ouvrir sur l’univers, dit M. Broderick. Pour cela, il n’a pas été nécessaire de dépenser des sommes faramineuses pour construire un nouvel instrument ou de nouveaux détecteurs. Il a suffi d’opérations mathématiques judicieusement choisies qui vont nous permettre d’analyser des données que nous possédons déjà — tirées d’expériences effectuées depuis 30 ans —, d’une manière qui améliorera leur sensibilité de plusieurs ordres de grandeur. »

Les données qui ont suscité cette découverte venaient du télescope EHT (Event Horizon Telescope – Télescope Horizon des événements), dont le consortium international a révélé l’an dernier le premier coup d’œil de l’humanité sur un trou noir. La production de cette image historique a constitué un formidable défi exigeant la mise à niveau de 8 télescopes et leur interconnexion en un réseau planétaire. Grâce à une technique dite VLBI (very-long-baseline interferometry – interférométrie à très grande base), on a pu combiner les données de ces télescopes formant un observatoire géant de la taille de la Terre.

Avery Broderick, physicien à l’Institut Périmètre et à l’Université de Waterloo, devant l’image produite par le télescope EHT du trou noir situé au centre de la galaxie M87.[/caption]

« Le télescope EHT est un instrument de pointe », dit Avery Broderick, chercheur membre du consortium EHT et titulaire de la chaire Famille-Delaney-John-Archibald-Wheeler de l’Institut Périmètre. « Il produit des données d’une qualité sans précédent, d’une résolution beaucoup plus grande et donnant accès à des phénomènes physiques que l’on n’aurait jamais pu détecter auparavant.

« Mais nous faisons face à toutes sortes de difficultés que l’on ne trouve pas dans d’autres ensembles de données », ajoute-t-il.

Anatomie d’une onde lumineuse

L’une des principales difficultés vient du fait que chaque télescope capte la lumière d’une manière qui lui est propre. L’incertitude sur la mesure globale est affectée par les erreurs et incertitudes liées à chaque télescope. Le problème est particulièrement sérieux pour une propriété de la lumière appelée polarisation.

Pour comprendre les défis que le télescope EHT doit relever, il est utile d’examiner l’anatomie d’une onde lumineuse. Vous connaissez peut-être le terme rayonnement électromagnétique. En effet, une onde lumineuse est formée d’un champ électrique et d’un champ magnétique qui vibrent pendant leur trajet dans l’espace.

Une onde peut être décrite par la distance entre deux crêtes consécutives (longueur d’onde) et par la taille des crêtes (amplitude).

Dans le vide, toutes les ondes lumineuses voyagent à la même vitesse. C’est la longueur d’onde, autrement dit la distance entre deux crêtes consécutives de l’onde, qui différencie les divers types de lumière. Les ondes radio ont de très grandes longueurs d’onde, ce qui explique pourquoi il faut de si grands télescopes pour les détecter. Ces télescopes fonctionnent en partie en mesurant avec soin la phase de chaque onde — essentiellement le moment où la crête de chaque onde arrive au détecteur.

La polarisation est une propriété un peu plus subtile. Elle est déterminée par l’alignement et l’orientation du champ électrique par rapport à la direction dans laquelle la lumière voyage.

La plupart des sources de lumière (comme le Soleil, une ampoule à incandescence ou une flamme) émettent une lumière non polarisée, c’est-à-dire dont le champ électrique change de direction de manière aléatoire. Parfois, la lumière — par exemple celle qui est émise par certains lasers — possède un champ électrique fortement aligné dans une direction donnée. L’exemple le plus simple est celui de la polarisation linéaire, où le champ est confiné dans un plan précis, mais des orientations plus complexes (circulaires ou elliptiques) sont également possibles.

Illustrations des polarisations linéaires et circulaires de la lumière

La polarisation peut constituer un puissant outil de diagnostic pour un chercheur. « En astronomie, elle donne notamment des renseignements sur la structure des champs magnétiques, ce qui équivaut un peu à mettre de la limaille de fer sur un aimant droit. Nous ne pouvons pas mettre de la limaille de fer sur une source de nature astronomique — celle-ci est trop loin et il faudrait beaucoup trop de fer —, dit M. Broderick en riant. Mais nous pouvons observer la lumière polarisée. »

Il y a toutefois une difficulté. La lumière venant des objets célestes n’est souvent que partiellement polarisée, et la faible polarisation peut être complètement effacée lorsqu’on essaie de la détecter. Le problème se complique davantage avec un instrument comme le télescope EHT, où chaque télescope qui le constitue peut être optimisé en fonction d’un type légèrement différent de lumière polarisée.

« La polarisation amène son lot de problèmes supplémentaires, dit M. Broderick. Dominic et moi voulions savoir si ces problèmes venaient de notre analyse, ou si c’est parce que les données ont des défauts que nous ne connaissons pas encore. »

Un outil pour tout régler

À la fin des années 1950 et au début des années 1960, les radioastronomes ont mis au point des moyens d’atténuer les erreurs liées à la mesure de la phase et de l’amplitude (la taille des crêtes) d’une onde lumineuse. Ces deux grandeurs sont perturbées quand la lumière traverse les nuages et la vapeur d’eau présents dans l’atmosphère terrestre avant d’atteindre les récepteurs au sol.

« C’est très ironique, dit M. Broderick. Pour nous parvenir, le front d’onde franchit la moitié de l’univers sans être perturbé. Puis c’est dans la minuscule étape finale où il traverse notre atmosphère qu’il est complètement altéré.

« La solution, poursuit-il, consiste à utiliser astucieusement les mathématiques. »

Il parle de 3 télescopes, A, B et C, formant un triangle et pointés vers une même étoile : « Entre les télescopes A et B, la phase est altérée. Entre les télescopes B et C, elle est aussi altérée. Et c’est la même chose entre les télescopes C et A. Mais la clé réside dans le fait que ces 3 altérations de phase sont fortement corrélées entre elles.

« Si l’on combine tous ces déphasages et toutes ces altérations du front d’onde, au total, ils s’annulent. »

Cette méthode de combinaison des mesures s’appelle clôture de phase. (Une méthode semblable appliquée aux amplitudes des ondes, et qui requiert 4 télescopes au lieu de 3, s’appelle clôture d’amplitude.)

Avery Broderick s’est demandé s’il serait possible de construire une combinaison d’observations qui annulerait de la même manière les altérations des polarisations mesurées.

« Des gens ont songé à ce genre de chose dans le passé. Je ne sais pas s’ils croyaient que c’était probable, qu’il allait y avoir une expression générale utilisable, dit-il. J’ai décidé que ça valait la peine d’essayer. Mais peut-être étais-je trop ignorant pour savoir que ce n’était pas possible. »

En s’inspirant de travaux effectués il y a des décennies, MM. Broderick et Pesce ont commencé à chercher des manières de combiner leurs observations pour contourner toutes les erreurs qui peuvent effacer la polarisation — et ils ont trouvé quelque chose.

« Je suis remonté aux notions de base de l’algèbre linéaire, je les ai réunies et j’ai pris ce qui semblait fonctionner, raconte M. Broderick. Les outils mathématiques étaient là depuis des centaines d’années; il suffisait de les appliquer de la bonne manière. »

Les 2 chercheurs ont donné à la nouvelle grandeur observable le nom de clôture de tracé. Elle n’exige pas beaucoup plus d’équipement d’observation : comme pour les clôtures d’amplitude, il faut au moins 4 télescopes pour la calculer. Mais les gains en puissance d’observation sont énormes.

Les clôtures de tracé ont donné exactement les résultats qu’espéraient les 2 chercheurs. « Peu importe la manière dont l’atmosphère perturbe le front d’onde, peu importe que les détecteurs de polarisation soient bien identifiés ou non, peu importe tous ces inconvénients, dit M. Broderick, je peux vous dire si une source est polarisée ou non. »

Avery Broderick compare la clôture de tracé à l’art perceptuel, comme dans l’œuvre Perceptual Shift du sculpteur Michael Murphy. « En combinant les données d’une manière précise, dit M. Broderick, le ciel polarisé apparaît soudain clairement. » (Image : Michael Murphy)[/caption]

Mais cela va encore plus loin : les clôtures de tracé contiennent aussi toute l’information que l’on obtiendrait en calculant les clôtures de phase et les clôtures d’amplitude.

« Si vous avez un réseau et que vous calculez toutes les clôtures de tracé, vous obtenez toute l’information qui n’est pas associée à l’étalonnage de phase et à l’étalonnage d’amplitude, ainsi que les pertes de polarisation — vous avez tous les éléments d’information que vous avez laissés de côté, dit M. Broderick. Les clôtures de tracé donnent toute l’information, à l’exception des incertitudes systématiques. »

Le résultat est un puissant nouvel outil pour les radioastronomes — le premier de ce calibre en plus de 60 ans.

« Le travail qu’il faut faire avec le télescope EHT, qui consiste à assembler les données d’un ensemble de télescopes dispersés dans le monde entier, devient tout à coup vraiment facile, dit M. Broderick, parce que les clôtures de tracé permettent de combiner ces mesures sans avoir à se préoccuper des différences. »

Toute expérience portant sur la polarisation pourrait bénéficier d’un calcul des clôtures de tracé effectué d’entrée de jeu. « L’interférométrie de polarisation a été jusqu’à maintenant très difficile, ajoute-t-il, à cause du coût initial élevé lié au processus onéreux d’étalonnage. Les clôtures de tracé vont permettre d’éviter tout cela.

« Ainsi, nous avons toutes sortes de possibilités de pousser la capacité des instruments plus loin que ce que l’on aurait pu imaginer. »

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