Un nouvel éclairage sur le trou noir de M87
Un bon photographe connaît l’importance de l’éclairage. Une petite modification de l’angle, de l’intensité ou de la température de la lumière peut avoir des effets spectaculaires sur le résultat final.
Les chercheurs du consortium EHT (Event Horizon Telescope – Télescope Horizon des événements) sont des maîtres en photographie : en 2019, ils ont publié le premier « portrait » d’un trou noir. Aujourd’hui, le consortium EHT publie un nouveau portrait, produit sous un éclairage complètement différent, de l’objet compact supermassif niché au cœur de la galaxie M87.
Il s’agit d’une image en lumière polarisée — propriété des ondes électromagnétiques qui indique comment elles sont orientées le long de leur trajectoire dans l’espace. Cette orientation dépend fortement de la présence de champs magnétiques, ce qui permet aux chercheurs d’accéder à de l’information auparavant dissimulée.
Le résultat est une image spectaculaire montrant nettement un tourbillon de lumière autour de l’horizon des événements.
Image en lumière polarisée du trou noir situé au centre de la galaxie M87[/caption]
« Lorsque le télescope EHT observe la polarisation dans des objets astronomiques, nous cherchons de l’information sur la structure de champs magnétiques » [traduction], déclare Avery Broderick, titulaire de la chaire Famille-Delaney-John-Archibald-Wheeler de l’Institut Périmètre et professeur agrégé à l’Université de Waterloo. Membre de longue date du consortium EHT, M. Broderick a participé à la conception des techniques qui ont permis de capter de la lumière polarisée à l’aide du télescope EHT.
La plupart des séances de photographie durent au plus quelques heures. Celle-ci a duré 2 ans, et ses résultats font l’objet de 2 articles différents publiés dans The Astrophysical Journal. Les scientifiques du consortium EHT ont été stimulés par le potentiel énorme qu’ont les champs magnétiques d’élucider les mystères des trous noirs. Les chercheurs croient que ces champs magnétiques jouent un rôle crucial dans les jets énergétiques qui émergent du cœur de la galaxie M87 et s’étendent sur des centaines d’années-lumière.
Les puissants jets de M87, qui s’étendent sur quelque 5 000 années-lumière, sont émis par le trou noir situé au centre de la galaxie. Image : NASA et l’équipe du projet Hubble Heritage (patrimoine du télescope Hubble – STScl/AURA)[/caption]
« Ces nouvelles images en lumière polarisée sont importantes pour comprendre comment le champ magnétique permet au trou noir de ‘gober’ de la matière et d’émettre de puissants jets » [traduction], déclare Andrew Chael, membre du consortium EHT et boursier Hubble de la NASA au Centre de sciences théoriques de Princeton et à l’Initiative de Princeton sur la gravitation, aux États-Unis.
Toute une saga
La production de la première image historique du trou noir de M87 a constitué un formidable défi, qui a nécessité la mise à niveau et la connexion d’un réseau planétaire de 8 télescopes existants pour former le télescope EHT. À l’aide d’une technique spéciale appelée interférométrie à très grande base, on a pu combiner les observations de ces télescopes comme s’ils constituaient un observatoire géant, de la taille de la Terre.
C’est un peu comme de prendre des pièces d’appareils photo de plusieurs marques différentes pour essayer de construire un nouvel appareil fonctionnel. Comme les télescopes n’avaient pas été conçus au départ pour fonctionner ensemble, il a fallu beaucoup d’étalonnage pour qu’ils puissent produire une image précise. Ce processus est encore plus difficile dans le cas de la lumière polarisée. Afin de comprendre pourquoi, voyons plus en détail ce qu’est la polarisation.
Une onde lumineuse est formée d’un champ électrique et d’un champ magnétique qui vibrent pendant leur trajet dans l’espace. La polarisation est déterminée par l’alignement et l’orientation du champ électrique par rapport à la direction dans laquelle la lumière voyage. L’exemple le plus simple est celui de la polarisation linéaire, où le champ est confiné dans un plan horizontal ou vertical, mais des orientations plus complexes (circulaires ou elliptiques) sont également possibles.
Illustrations des polarisations linéaires et circulaires de la lumière[/caption]
Alors que la première image d’un trou noir était formée par l’ensemble de la lumière émise autour de l’horizon des événements, la nouvelle image en lumière polarisée a exigé de mesurer avec précision non seulement l’intensité de la lumière, mais aussi ses multiples orientations possibles.
« C’est toute une saga, dit M. Broderick. Ce n’est pas rien, parce qu’il ne s’agit pas seulement de produire une image. Pour caractériser la polarisation, il nous faut effectivement produire 4 images en même temps. » [traduction]
Chacun des télescopes du consortium est conçu pour recueillir la lumière et en mesurer la polarisation d’une manière qui lui est propre. Certains sont meilleurs pour la polarisation linéaire. D’autres sont plus spécialisés dans la polarisation circulaire. Une antenne légèrement déformée ou une pièce électronique pas assez sensible dans l’un des télescopes peuvent causer des erreurs qui s’enchaînent dans les données.
« Nous apprenons à connaître notre appareil photo en même temps que nous essayons de nous en servir pour prendre une photo, dit M. Broderick. Nous prenons une photo de quelque chose que nous ne connaissons pas, avec un appareil dont nous ne connaissons pas le fonctionnement. Et nous devons trouver comment l’appareil réagit aux choses en même temps que nous apprenons à connaître l’objet observé.
« On vous pardonnera si vous vous dites : ‘Cela semble bien délicat. Comment savez-vous que vous observez quelque chose de réel?’ » [traduction], admet M. Broderick en souriant. Heureusement, les chercheurs du consortium EHT ont accès à une méthode qui leur permet de vérifier leurs mesures de polarisation assez rapidement et facilement, sans se préoccuper des multiples manières dont les données de chaque télescope peuvent être altérées.
Appelé clôtures de tracé, cet outil a été mis au point par Avery Broderick et son collaborateur Dominic Pesce, postdoctorant au Centre d’astrophysique de l’Observatoire de l’Université Harvard et à l’Observatoire d’astrophysique Smithsonian. Motivées par le besoin de comprendre l’énorme ensemble de données produites par le télescope EHT, les clôtures de tracé ont l’avantage supplémentaire d’être applicables à la radioastronomie en général.
Appliquées aux données du télescope EHT, les clôtures de tracé ont montré hors de tout doute que la polarisation est présente. « C’est une preuve irréfutable » [traduction], dit M. Broderick.
Avery Broderick, physicien à l’Institut Périmètre et à l’Université de Waterloo[/caption]
Pour produire des images complètes en lumière polarisée, l’équipe a adopté une méthode semblable à celle qui a donné l’image originale, en essayant de nombreuses techniques différentes et en les comparant entre elles pour évaluer les incertitudes. M. Broderick a également joué un rôle en ce sens, en contribuant à l’élaboration de l’une des méthodes de reconstruction d’image.
La réunion de ces techniques a donné confiance aux chercheurs. « Non seulement nous savons que notre appareil photo fonctionne, mais nous savons jusqu’à quel point nous savons comment il fonctionne » [traduction], dit M. Broderick.
Cartographier des champs magnétiques
Le résultat final montre nettement un tourbillon de lumière polarisée autour de l’horizon des événements. « C’est frappant que les choses aient aussi bien fonctionné » [traduction], dit M. Broderick.
Les instruments antérieurs au télescope EHT avaient tenté d’étudier la polarisation autour du trou noir. Comme ils ne pouvaient pas produire une image, le mieux qu’ils pouvaient faire était de fournir des indices que la polarisation avait une certaine structure.
« Elle n’était pas complètement ordonnée, comme le sont des cheveux droits. Mais elle n’était pas non plus complètement désordonnée, comme peuvent l’être des cheveux bouclés serrés, dit-il. Ce que nous publions aujourd’hui montre exactement la forme de cette structure. Nous pouvons maintenant vous dire quel est son style de coiffure. » [traduction]
Zoom jusqu’au cœur de M87 pour obtenir une nouvelle vue de son trou noir
On croit que la lumière polarisée est émise par les électrons qui tournent rapidement autour des lignes de force du champ magnétique, processus appelé émission synchrotron. « Cela est en accord avec une vaste gamme de simulations possibles d’un trou noir, dit M. Broderick. Cette forme en tourbillon correspond exactement à la structure des champs magnétiques que nous croyons responsables de l’émission de jets à des vitesses voisines de celle de la lumière. » [traduction]
« Les observations laissent entendre qu’au bord du trou noir, les champs magnétiques sont suffisamment puissants pour repousser les gaz chauds et les aider à résister à l’attraction gravitationnelle », explique Jason Dexter, professeur adjoint à l’Université du Colorado à Boulder et coordonnateur du groupe de travail sur la théorie du télescope EHT. « Seuls les gaz qui traversent le champ magnétique peuvent se diriger en spirale vers l'horizon des événements. » [traduction]
Ayant perfectionné sa méthode, le consortium EHT peut continuer d’étudier la structure du champ magnétique qui entoure l’horizon des événements et observer son évolution. Avery Broderick pense en outre que les travaux de l’équipe seront également utiles pour d’autres observations.
« Le télescope EHT a toujours été à la fine pointe de la radioastronomie. C’est une sorte d’incubateur de haute technologie pour la science, dit-il. Les algorithmes que nous avons mis au point pour produire les images en lumière polarisée les plus précises de l’histoire du domaine pourront servir dans des contextes moins exigeants et révéler des champs magnétiques partout dans l’univers. » [traduction]
À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.