Les gens de l’IP — Sonali Mohapatra : une force créatrice
Il fait −30 °C et le vent transforme en tornades miniatures les fragments de glace de la piscine. Il fait très froid, même pour des Canadiens, et Sonali Mohapatra, qui vient de Bhubaneswar, en Inde, et étudie sous le climat tempéré de Brighton, au Royaume-Uni, aurait tout à fait raison de frissonner. Mais elle se penche vers la fenêtre du bistro de l’Institut Périmètre comme si elle était chez elle.
Et de fait, c’est un retour à la maison pour elle : Sonali Mohapatra a été majore de la promotion 2015 du programme PSI (Perimeter Scholars International – Boursiers internationaux de l’Institut Périmètre). Maintenant doctorante à l’Université du Sussex, elle est revenue à l’Institut pour lancer un nouveau projet de recherche sur les questions soulevées par la thermodynamique des trous noirs et les fondements de l’espace-temps quantique. Elle dit être « obsédée par la gravité ». Douée, disciplinée, instruite et créative, c’est à l’évidence une physicienne — ou du moins en bonne voie de le devenir.
Mais Mme Mohapatra, à l’aise dans plusieurs mondes, refuse d’être uniquement physicienne. Elle est chanteuse et poète. Elle a fondé le magazine littéraire international queer et féministe Carved Voices et en est la rédactrice en chef. Elle travaille au programme Athena SWAN du Royaume-Uni, qui vise à promouvoir la diversité dans les milieux de l’enseignement supérieur et de la recherche. C’est une conférencière et motivatrice en demande sur les questions liées à l’identité de genre et au milieu universitaire.
Elle n’a jamais été portée à respecter les cadres établis.
Des débuts livresques
« Lorsque j’étais en 2e année, se rappelle-t-elle, une grande exposition scientifique a été organisée dans mon école. C’était pour les élèves de la 4e à la 8e année — et non pour ceux de 2e année. »
Mais avec les encouragements de sa mère, la petite Sonali avait monté une expérience sur des aimants. Elle et d’autres élèves de sa classe s’étaient insérés dans l’exposition. « Au début, on nous a dit que ce n’était pas pour nous. Mais nous avons tous remporté un prix. Pour ma part, j’ai eu un livre de science-fiction. Je m’en souviens encore. C’est là que tout a commencé. » [traduction]
Mme Mohapatra a fait ses études de 1er cycle universitaire au prestigieux IISER de Kolkata (Calcutta). Les IISERS (Indian Institutes of Science Education and Research – Instituts indiens d’éducation et de recherche scientifiques) sont un ensemble d’instituts supérieurs d’enseignement et de recherche en sciences, mis sur pied en Inde il y a une dizaine d’années afin de mener le pays sur la voie des sciences fondamentales. « J’ai fait partie de la 4e promotion. J’y ai obtenu un double baccalauréat et une maîtrise. Nous étions essentiellement formés à faire de la recherche. » [traduction]
Séjour à l’Institut Périmètre
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Sonali Mohapatra chante avec le groupe Eccodek au cours de la conférence Convergence de 2015 à l’Institut Périmètre.[/caption]
Vers la fin de ses études à l’IISER, Sonali Mohapatra a entendu parler du programme innovateur de maîtrise d’un an de l’Institut Périmètre, le programme PSI. Là encore, un livre l’a mise sur la voie.
« J’ai écrit à Carlo Rovelli, et il m’a répondu », dit-elle. Le théoricien italien, qui est l’un des penseurs des fondements de la gravitation quantique, a écrit des livres à succès sur la gravitation quantique et d’autres sujets de la physique moderne. M. Rovelli avait aussi fait partie du corps professoral du programme PSI, enseignant la gravitation quantique à la promotion 2013. Il a conseillé à Mme Mohapatra de s’intéresser à ce programme.
Un autre livre a emporté la décision. « J’ai ensuite lu l’ouvrage Three Roads to Quantum Gravity [Trois voies vers la gravitation quantique], de Lee Smolin [professeur à l’Institut Périmètre], poursuit-elle. Après avoir lu ce livre, je voulais vraiment participer au programme PSI. J’ai écrit à Laurent Freidel [professeur à l’Institut Périmètre]. J’ai été encouragée par sa réponse et sa suggestion de poser ma candidature. » [traduction] Elle a posé sa candidature et a été acceptée.
Elle a fait son mémoire du programme PSI sur la gravitation quantique, sous la direction de M. Freidel, et a été la majore de la promotion 2015. Mais l’hiver 2014-2015 — qui a connu un tourbillon polaire et plusieurs jours de température ressentie inférieure à –50 °C — a été un peu trop rude pour elle. Elle est maintenant à l’Université du Sussex, où elle travaille sur des théories effectives de la gravitation quantique. Elle continue de collaborer avec M. Freidel : « Mon contact avec Laurent a été une grande source de motivation, d’idées et d’inspiration » [traduction], dit-elle. Elle compte terminer son doctorat en juin et poser sa candidature à des bourses postdoctorales.
Une femme en milieu universitaire
Cela ressemble à un parcours universitaire classique, mais Mme Mohapatra sait que ce ne sera pas facile.
« Je donne beaucoup de conférences de motivation sur le milieu universitaire et les questions de genre, et sur les liens entre la vie personnelle et la vie professionnelle », dit-elle. Elle a beaucoup réfléchi à ces enjeux, notant par exemple que les hommes et les femmes perçoivent souvent des messages différents alors qu’ils lisent un même document.
« Voici un exemple, poursuit-elle. Lorsque nous étudions l’histoire de 'grands' hommes, nous apprenons ce qu’ils ont fait d’exceptionnel et de bien. Si nous apprenons aussi des choses sur leurs comportements répréhensibles envers des femmes ou des minorités, ceux-ci sont brièvement critiqués puis mis de côté. Ce qui en ressort au bout du compte, c’est que ces grands hommes sont quand même formidables.
« Si je lis une telle histoire et qu’un garçon lit la même histoire, nous percevons des messages différents. Pour lui, le message est qu’il peut se comporter ainsi et devenir quand même un grand homme. Pour moi, le message est qu’il peut se comporter ainsi et être un grand homme, et que je dois accepter cela. » [traduction]
Les programmes qui visent à inciter les femmes et les filles à aller en sciences tentent souvent de susciter un plus grand enthousiasme pour les sciences. Mme Mohapatra a des statistiques montrant que le problème n’en est pas un d’enthousiasme. Selon elle, il faut plutôt comprendre l’énorme effort mental et émotionnel nécessaire pour lutter contre la question qu’est-ce que vous faites ici — qu’elle a entendue pour la première fois en 2e année — et il faut reconnaître jusqu’à quel point cette question peut susciter des doutes intérieurs.
Sonali Mohapatra croit que cela devrait être enseigné d’une manière explicite. « Au 1er cycle universitaire, dit-elle, il devrait y avoir des modules sur les écosystèmes de recherche et les barrières qui existent. » [traduction] Les gens qui pourraient hésiter à promouvoir les femmes (ou d’autres groupes) — notamment parce que plusieurs disent à tort que cela aide des groupes qui n’ont pas les capacités voulues — sont par ailleurs généralement favorables à l’élimination des barrières.
Et en ce qui concerne les admissions dans des programmes ou les offres de postes, Mme Mohapatra estime qu’il faut changer les définitions du mérite : « Ce que les femmes ou les minorités doivent vivre pour atteindre un haut degré de réussite est différent de ce que les hommes vivent pour arriver au même niveau. » [traduction]
Mme Mohapatra relate des situations où le fait qu’elle posait des questions — ce qui est crucial en sciences — était considéré comme une démonstration d’ignorance. Alors que certains hommes d’expérience offraient leurs encouragements, leur collaboration et leur soutien, d’autres mettaient en doute ses idées ou s’en emparaient. Elle a failli abandonner le milieu universitaire. Rien de cela n’est inhabituel pour les femmes en sciences.
Sonali Mohapatra fait valoir qu’il est raisonnable de tenir compte officiellement du fait que, par exemple, la plupart des femmes candidates à une bourse postdoctorale ont un 2e doctorat, caché celui-là, pour ce qui est de faire leurs preuves et de vaincre la discrimination. « Il n’y a pas à tenir compte de cela au cas par cas, dit-elle. C’est un modèle qui se répète. En tant que physiciennes, nous sommes douées pour reconnaître les modèles. » [traduction]
pour les femmes — et un avenir plus brillant pour la physique.
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Façonner l’avenir
Qu’est ce qui s’en vient pour la jeune scientifique? Elle aimerait poursuivre son travail sur les questions féministes en milieu universitaire. Elle est à la recherche d’un éditeur pour son 2e ouvrage de poésie — « surtout de la poésie queer féministe romantique, dit-elle, mais parfois j’aime écrire de la poésie sur la physique — c’est beau de voir comment tout cela va bien ensemble. » [traduction] Le 3e numéro de son magazine est en cours de parution.
Elle est occupée, mais elle n’abandonne aucune de ses activités. « Même si l’on a besoin de superspécialistes dans tous les domaines, la distinction entre le côté littéraire et le côté scientifique de la personne m’a toujours semblée artificielle, dit-elle. On étudie toutes les matières jusqu’à l’âge de 18 ans, puis on est censé choisir un seul volet de l’existence. Pour moi, cela était absurde, et ce l’est toujours. » [traduction]
Et il y a bien sûr la prochaine étape universitaire.
« Je pose ma candidature à des bourses postdoctorales, surtout dans les domaines de la thermodynamique des trous noirs, de la gravitation quantique et de la théorie de l’information quantique, de même que les liens entre ces domaines, dit-elle. Mais je pose aussi ma candidature à des bourses postdoctorales non conventionnelles dans des domaines interdisciplinaires tels que la cognition, l’intelligence, la complexité ainsi que l’élaboration de politiques fondées sur des données probantes. » [traduction]
Les compétences en recherche sont transférables, de sorte que Sonali Mohapatra pourrait utiliser ses acquis dans ces domaines. Elle a déjà un sujet en tête : « Je m’intéresse aux questions de genre en IA. Les caractéristiques démographiques des programmeurs et les données employées pour entraîner un système d’IA peuvent exercer une influence sur leur développement. » [traduction] Elle raconte comment l’algorithme de recrutement d’Amazon et le produit Tay de Microsoft ont échoué sous divers aspects, car ils reproduisaient tout simplement les préjugés du monde réel. Elle fait remarquer que les gens ne se rendent pas compte jusqu’à quel point il est facile de reproduire les préjugés humains en IA.
Pour le moment, elle laisse ouverte cette voie non conventionnelle mais néanmoins universitaire. Par contre, qu’elle étudie l’intelligence artificielle ou les trous noirs, elle compte continuer de s’intéresser au tableau d’ensemble. « L’évolution des relations humaines, ce que les êtres humains pensent et comment ils réfléchissent, sont les valeurs les plus importantes dans notre société, dit-elle, et cela évolue constamment. Je suis très intéressée de voir comment cela change. » [traduction]
Ne soyez pas surpris de la voir mener le changement.
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À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.