Il y a environ dix ans, l’humanité a eu son meilleur aperçu à ce jour de l’univers primordial grâce à l’engin spatial Planck de l’Agence spatiale européenne. Planck a capté la première lumière à avoir voyagé librement dans l’univers — connue sous le nom de fond diffus cosmologique (CMB) — émise environ 380 millions d’années après le big bang.
À cette époque, l’univers était très homogène, avec seulement de légères fluctuations de température et de densité.
Avance rapide de 13 milliards d’années : ces fluctuations ont évolué pour former une vaste toile cosmique d’étoiles et de galaxies.
« Ces minuscules différences autour de la densité moyenne ont semé toute la structure que nous voyons aujourd’hui, » explique Cora Uhlemann, cosmologiste à l’Université de Bielefeld et titulaire d’une bourse Simons Emmy Noether à l’Institut Périmètre.
« Les galaxies semblent s’aligner le long d’une sorte de squelette en forme de toile. Le défi consiste maintenant à comprendre comment nous sommes passés des conditions initiales observées — essentiellement une répartition quasi aléatoire de la matière — à cette structure en toile de galaxies. »
Pour relever ce défi, la cosmologie s’apprête à entrer dans son ère du « big data ». Tout comme Planck a révélé l’univers primordial, de nouvelles missions comme le télescope spatial Euclid et l’observatoire Vera C. Rubin vont bientôt dévoiler l’univers à proximité temporelle dans un niveau de détail sans précédent.
De nombreuses énigmes subsistent dans le récit de l’évolution cosmique. D’une part, la matière ordinaire ne semble pas être la force motrice derrière la structure squelettique de la toile cosmique. C’est plutôt la matière noire — dont la présence invisible ne peut être détectée qu’à travers son influence gravitationnelle — qui semble guider l’agencement des galaxies.
La nature de cette matière noire demeure mystérieuse. Cora Uhlemann pense que les relevés de données massives comme ceux d’Euclid pourraient nous fournir des réponses — mais seulement si nos méthodes d’analyse de ces données s’améliorent.
Les possibilités palpitantes des statistiques à un point
Pour comprendre comment la matière – noire ou non – est répartie dans l’univers, il faut recourir aux statistiques.
La méthode actuellement standard pour ce problème s’appelle les statistiques à deux points. Elle consiste à identifier toutes les paires de galaxies situées à une certaine distance dans un ensemble de données. En gros, c’est une mesure de probabilité indiquant la probabilité de trouver une autre galaxie à une certaine distance par rapport à une distribution aléatoire. Ce chiffre n’a pas de signification s’il est calculé pour une seule galaxie ou un seul amas, mais répété des millions de fois dans l’univers, il donne une fonction de corrélation utile, montrant que les galaxies aiment avoir de la compagnie — à proximité, mais aussi à des distances très grandes, de l’ordre de 500 millions d’années-lumière.
Lorsque les cosmologistes ont analysé les minuscules fluctuations du fond diffus cosmologique (CMB), les statistiques à deux points ont donné d’excellents résultats. Cependant, la toile cosmique a connu des transformations complexes au fil de milliards d’années, et cette méthode ne permet plus de saisir pleinement la structure actuelle de l’univers.
« Avec tous ces nouveaux relevés passionnants à venir, on va avoir une énorme quantité de données », explique Vilasini Tinnaneri Sreekanth, doctorante au CAE Paris-Saclay et collaboratrice de Cora Uhlemann.
« Mais comme notre univers est en évolution constante, il contient beaucoup d’information non linéaire. Cela signifie que les statistiques à deux points ne suffisent pas à recueillir toute l’information disponible sur l’univers. »
C’est là que les statistiques à un point entrent en jeu. Cette méthode permet de mieux saisir la structure complexe de la toile cosmique. Les statistiques à un point examinent les régions individuelles de densité dans l’univers, plutôt que des paires. En représentant ces régions de densités variées côte à côte, on obtient une image beaucoup plus précise de l’univers tel qu’il est aujourd’hui : la plupart des régions sont peu denses, quelques-unes sont très denses, et certaines sont extrêmement denses. Ce n’est plus une distribution normale — elle révèle que l’espace est en grande partie vide, avec quelques zones de superdensité qui allongent la queue droite du graphique.
Prévoir les statistiques non linéaires à l’ère de la cosmologie de précision est difficile. Bon nombre de statistiques sont coûteuses en calcul et nécessitent des simulations complexes. Il serait utile de disposer d’une théorie unifiée des statistiques à un point sur laquelle tous les cosmologistes pourraient s’appuyer en complément des statistiques à deux points. C’est justement ce vers quoi Uhlemann et son équipe cherchent à tendre.
Lentille gravitationnelle : un défi et une occasion
Il y a aussi d’autres facteurs à considérer. Observer l’univers, ce n’est pas comme regarder une photo fixe. L’univers est en trois dimensions (plus une dimension temporelle à mesure qu’on observe plus loin), et divers effets de propagation viennent déformer la forme apparente des galaxies et fausser les mesures.
L’équipe d’Uhlemann s’attaque à un effet en particulier : la lente gravitationnelle faible, qui survient lorsque d’énormes structures cosmiques déforment et étirent l’image des galaxies en arrière-plan. C’est un effet particulier découlant de la théorie de la relativité d’Einstein, selon laquelle la matière courbe l’espace-temps et infléchit la trajectoire de la lumière qui nous parvient.
La lente gravitationnelle complique les choses, mais elle est aussi utile, explique Lina Castiblanco Tolosa, chercheuse postdoctorale à l’Université de Newcastle et collaboratrice d’Uhlemann. « Elle déforme l’image des galaxies, mais on peut quantifier cette déformation : grâce aux statistiques à un point, on peut extraire de l’information à partir des déflexions dans la forme des galaxies », dit-elle.
En étudiant le phénomène de lentille gravitationnelle, les cosmologues peuvent mesurer avec précision la masse totale de la matière à l’origine de cet effet, y compris la matière noire qui s’y cache, ainsi que les objets situés en arrière-plan.
Mais des défis subsistent. Un autre phénomène, appelé alignement intrinsèque, peut imiter les effets de la lentille gravitationnelle. Lors de leur formation, les galaxies peuvent être influencées par la matière noire qui les entoure, ce qui les aligne les unes avec les autres — donnant ainsi l’impression qu’elles sont déformées par une lentille, même si ce n’est pas le cas.
Ce phénomène « influence notre théorie et limite ce que nous pouvons accomplir », explique Carolyn Mill, doctorante à l’Université de Newcastle et membre de l’équipe de recherche. « Les alignements intrinsèques agissent comme un contaminant dans le signal de lentille gravitationnelle faible. La forme intrinsèque des galaxies peut se mélanger au signal et brouiller les données. »
Mill cherche des façons d’exploiter au maximum les données d’Euclid, malgré la présence de contaminants comme l’alignement intrinsèque.
La matière noire : aurait-elle un comportement ondulatoire ?
Tout ce travail pourrait mener à une percée majeure. Puisque la structure de l’univers est largement façonnée par les effets gravitationnels de la matière noire, Uhlemann espère que son étude pourrait permettre de mieux cerner la nature même de cette matière insaisissable.
Pendant sa bourse Emmy Noether, Uhlemann a eu l’occasion de collaborer avec des physiciens de l’Institut Périmètre, notamment Simon May, chercheur postdoctoral spécialisé dans les simulations de matière noire.
La masse d’une particule individuelle de matière noire demeure inconnue et pourrait se situer n’importe où dans une gamme couvrant environ 80 ordres de grandeur.
« On sait qu’elle existe. Mais on n’a aucune idée de sa masse exacte », souligne Uhlemann. « Ce qui est fascinant, c’est qu’elle pourrait se trouver du côté des très faibles masses. Et si c’est le cas, on pourrait observer certains effets ondulatoires à l’échelle cosmologique. »
Ces effets ondulatoires découlent de la mécanique quantique, qui démontre que les photons — les particules de lumière — peuvent se comporter à la fois comme des particules et comme des ondes. Si la matière noire est extrêmement légère, elle pourrait avoir un comportement similaire. Et si sa masse est suffisamment faible, ses longueurs d’onde pourraient atteindre la taille de galaxies entières.
Dans ce cas, les cosmologues pourraient détecter ces effets et ainsi déterminer si la matière noire a, ou non, un comportement ondulatoire — selon la façon dont elle façonne la toile cosmique.
« Ce que je trouve fascinant, c’est que même si ce n’est pas le cas, on peut quand même utiliser un modèle ondulatoire comme une autre forme d’approximation », affirme Uhlemann.
Cela représenterait une alternative nouvelle à une astuce de modélisation courante, qui consiste à utiliser d’énormes particules de matière noire pour représenter collectivement la masse de nombreuses particules plus petites.
Que la matière noire ait ou non un comportement ondulatoire, le simple fait d’explorer ces possibilités fournit aux cosmologues un nouvel outil dans leur boîte à outils.
La cosmologie pour toutes et tous
Uhlemann est fière du travail accompli par son groupe de recherche, qui s’attaque à certaines des questions les plus complexes de la cosmologie. Mais elle tient aussi à ce que cette quête de compréhension demeure accessible à quiconque souhaite s’y engager. Son groupe est composé de personnes aux parcours variés : certain·es voulaient devenir neurochirurgien·nes, d’autres rêvaient de faire carrière dans un groupe de rock — mais toutes et tous ont été captivés par la cosmologie.
Selon Uhlemann, personne ne devrait être freiné par son origine ou son parcours lorsqu’il s’agit de poursuivre une carrière scientifique. Elle se réjouit de l’existence de programmes comme la bourse Simons Emmy Noether, qui visent à rendre la physique et la cosmologie plus accessibles.
« Je pense que l’Institut Périmètre fait un véritable effort pour favoriser la diversité en science. Par rapport à ma visite d’il y a dix ans, je vois aujourd’hui beaucoup plus de femmes, même parmi les membres du corps professoral. Et j’en suis très heureuse, car la présence de visiteuses et visiteurs envoie un excellent message », souligne-t-elle.
Tinnaneri Sreekanth abonde dans le même sens, et dit avoir trouvé son séjour à l’Institut Périmètre particulièrement inspirant.
« Il n’est pas facile de trouver d’autres personnes racisées dans mon domaine, ce qui me fait parfois douter : est-ce que j’ai un avenir ici ? Est-ce que je peux vraiment continuer dans cette voie ? Cette question me hante souvent. Alors quand je vois autant de personnes issues d’horizons divers réunies ici, c’est vraiment encourageant — ça me rassure », confie-t-elle.
Alors que les grandes campagnes de collecte de données cosmologiques s’intensifieront au cours de la prochaine décennie, le monde aura besoin d’un flux constant de nouvelles et nouveaux scientifiques passionnés par les grandes questions de l’univers, ainsi que de personnes expertes en méthodes statistiques de pointe et en techniques de modélisation. Uhlemann et son équipe sont prêtes à relever ce défi — et à ouvrir la voie à une nouvelle ère de la cosmologie.
Cosmology is all about expanding human knowledge, and there is no room for leaving the best minds behind. The Simons Emmy Noether Fellowship program is aimed at making physics more accessible for everyone. You can learn more about the program, and find information for next year’s fellowship here.
Lead Image: NASA
À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.