Des turbulences près des trous noirs
Attachez vos ceintures – la gravité sera bientôt agitée.
Évidemment, si vous voyagez au voisinage d’un trou noir, un peu d’agitation supplémentaire est le dernier de vos soucis. Mais il y a quand même de quoi vous surprendre. Selon l’opinion répandue chez les chercheurs dans le domaine de la gravitation, l’espace-temps ne peut pas être le siège de turbulences. Mais de nouvelles recherches menées à l’Institut Périmètre et publiées dans la revue Physical Review Letters montrent que cette conception pourrait être fausse.
Le raisonnement des chercheurs est le suivant : on croit que la gravité peut se comporter comme un fluide. L’une des caractéristiques du comportement des fluides est la turbulence : dans certaines conditions, ils ne se déplacent pas en douceur, mais ils tourbillonnent et font des remous. La gravité pourrait-elle aussi faire la même chose?
Luis Lehner, professeur à l’Institut Périmètre, explique pourquoi il pourrait être logique de traiter la gravité comme un fluide : « Selon une conjecture de la physique – la conjecture holographique –, la gravité peut être décrite comme une théorie des champs, dit-il. Et nous savons qu’à de hautes énergies, les théories des champs peuvent être décrites par les outils mathématiques employés pour décrire les fluides. Qui dit gravité dit théorie des champs. Qui dit théorie des champs dit fluides. Donc, qui dit gravité dit fluides. C’est ce que l’on appelle la correspondance fluide-gravité. » [traduction]
La correspondance fluide-gravité n’est pas nouvelle – elle fait l’objet de recherches depuis les 6 dernières années. Mais il y a une difficulté au cœur de cette correspondance. Si la gravité peut être traitée comme un fluide, qu’en est-il alors des turbulences?
« Selon l’opinion répandue chez les physiciens depuis de nombreuses années, la gravité ne pouvait pas être turbulente, note M. Lehner. On croyait que les équations qui décrivent la gravité sont suffisamment différentes des équations de la dynamique des fluides pour qu’il n’y ait jamais de turbulence dans la gravité, quelles que soient les circonstances. » [traduction]
Luis Lehner met en évidence ce nouveau paradoxe : « Ou bien la correspondance est problématique et la gravité ne peut pas être complètement représentée par une description en tant que fluide, ou bien il y a un phénomène nouveau, selon lequel il peut vraiment y avoir une gravité turbulente. » [traduction]
L’équipe de chercheurs formée de Luis Lehner, de Huan Yang (de l’Institut Périmètre et de l’Institut d’informatique quantique), et d’Aaron Zimmerman (de l'Institut canadien d’astrophysique théorique) a entrepris de résoudre ce paradoxe.
Les chercheurs disposaient de certains indices. Des simulations antérieures effectuées à l’Institut Périmètre, ainsi que des travaux indépendants menés à l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT), avaient indiqué qu’il pourrait y avoir des turbulences dans le cas non réaliste de trous noirs confinés dans un espace anti-de Sitter. « Essentiellement, il pourrait y avoir des turbulences si vous enfermiez la gravité dans une boîte, explique M. Lehner. La question, c’est de savoir si cela peut se produire dans une situation réaliste. » [traduction]
L’équipe de chercheurs a décidé d’étudier des trous noirs en rotation rapide, parce qu’une description de tels trous noirs selon la dynamique des fluides indique que l’espace-temps qui les entoure est moins visqueux que l’espace-temps qui entoure d’autres types de trous noirs. Une faible viscosité accroît le risque de turbulences – pensez à l’eau, qui tourbillonne plus facilement que la mélasse.
L’équipe a également décidé d’étudier les perturbations non linéaires des trous noirs. Des systèmes gravitationnels sont rarement analysés à ce niveau de détail, parce que les équations sont monstrueusement complexes. Mais, sachant que les turbulences sont fondamentalement non linéaires, les chercheurs ont pensé qu’une analyse des perturbations non linéaires était exactement ce qu’il fallait faire.
Ils ont été stupéfaits de constater que leur analyse montrait que l’espace-temps est effectivement le siège de turbulences.
« J’ai été très surpris », déclare Huan Yang, qui étudie la relativité générale – la théorie de la gravitation d’Einstein – depuis son doctorat. « Je n’avais jamais cru en un comportement turbulent en relativité générale, et ce pour une bonne raison : personne n’en avait jamais vu dans des simulations numériques, même de phénomènes aussi spectaculaires que des trous noirs binaires. » [traduction]
« En l’espace de quelques années, nous sommes passés de doutes sérieux sur la possibilité que la gravité puisse être turbulente, à un degré assez élevé de confiance quant à l’existence de telles turbulences. » [traduction], ajoute Luis Lehner.
Comment ce comportement a-t-il pu passer inaperçu jusqu’à maintenant? « C’est parce qu’il fallait une analyse non linéaire, dit M. Yang. Les gens n’étaient pas assez motivés pour faire une étude non linéaire. Mais cette fois, nous savions ce que nous recherchions. Cela nous a donné la motivation de faire une étude plus approfondie. Nous avions un but et nous l’avons atteint. » [traduction]
Il s’agit de travaux théoriques, mais cela pourrait aller plus loin. Des appareils de nouvelle génération, qui seront sous peu opérationnels, pourraient être bientôt capables de détecter des ondes gravitationnelles – des ondulations du « fluide » gravitationnel qui résultent d’événements majeurs comme la collision de deux 2 trous noirs. Si la gravité peut être turbulente, ces ondulations pourraient alors être quelque peu différentes de ce que suggèrent les modèles antérieurs. La connaissance de ces différences pourrait rendre plus facile la détection des ondes gravitationnelles. Et, bien sûr, la détection de ces différences constituerait une preuve directe de l’existence des turbulences gravitationnelles.
« Cette découverte a des conséquences observables potentielles, dit M. Lehner. LIGO, LISA ou d’autres expériences à venir sur les ondes gravitationnelles pourraient parvenir à les détecter. » [traduction]
Mais l’une des conséquences les plus intéressantes de cette recherche ne concerne pas la gravité, mais les turbulences ordinaires que nous connaissons sur terre. Des cyclones au vol impossible du bourdon, en passant par la crème que l’on remue dans un café et les tourbillons produits à l’extrémité des ailes des avions, nous sommes entourés de turbulences. Et pourtant nous ne les comprenons pas entièrement. Les turbulences sont considérées comme l’un des plus grands problèmes non résolus de la physique classique.
Cette recherche renforce l’idée que la gravité peut être traitée comme un fluide – ce qui signifie aussi que des fluides peuvent être traités de manière gravitationnelle.
« Nous sommes bloqués depuis plus de 500 ans sur la voie d’une compréhension complète des turbulences, dit Luis Lehner. Cette correspondance fluide-gravité nous enseigne que l’on peut utiliser des outils gravitationnels et l’intuition gravitationnelle pour jeter un regard neuf sur les turbulences. Il se peut que nous restions bloqués comme avec nos méthodes traditionnelles, mais il se peut aussi que nous arrivions à explorer ce domaine avec un éclairage totalement nouveau qui nous permettra de progresser. C’est tout à fait passionnant. » [traduction]
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À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.