Des points de rencontre magiques

Des collaborateurs de l’Institut Périmètre proposent une nouvelle manière de comparer des théories très différentes : explorer les coins.

Vers la fin 2013, Roger Melko, chercheur dans le domaine de la matière condensée à l’Institut Périmètre, avait noté quelque chose d’intéressant à propos des matériaux quantiques qu’il modélisait.

Roger Melko simule des « treillis fortement corrélés », matériaux exotiques dans lesquels les minuscules éléments quantiques sont liés – ou intriqués [1] — de diverses manières que nous ne comprenons pas encore parfaitement.

Les différents treillis simulés par Roger Melko étaient très différents les uns des autres, et pourtant le modèle d’intrication dans les coins de chaque système semblait présenter des propriétés physiques étrangement semblables. Comme cela piquait sa curiosité, il montra ses calculs à William Witczak-Krempa, postdoctorant en physique de la matière condensée, qui fut captivé par ces données et commença à se creuser la tête à leur sujet.

Deux étages plus haut, l’étudiant diplômé Pablo Bueno était enthousiasmé par le fait d’être à l’Institut Périmètre, et souhaitait vivement travailler avec un professeur de l’Institut, Rob Myers, théoricien des cordes renommé. Celui-ci était d’accord pour le prendre comme étudiant, mais il n’avait aucun sujet précis sur lequel le faire travailler.

Puis, un jour, Roger Melko mentionna à Rob Myers les étranges ressemblances entres les intrications aux coins de différents treillis. Et ce fut le déclic : Rob Myers venait de trouver un projet parfait pour son étudiant.

C’est comme cela que l’histoire a commencé : une rencontre de personnes et d’idées plus puissante que la somme de ses parties. Et c’est exactement ce que MM. Bueno, Myers et Witczak-Krempa – réunis par un mélange de curiosité, de coïncidence et de proximité – constatèrent dans les données analysées.

Dans 4 articles publiés au cours du printemps et de l’été dans Physical Review Letters, le Journal of High Energy Physics et arXiv.org, le trio a présenté la physique quantique sous un nouvel angle.

Les chercheurs ont démontré que l’entropie d’intrication [2] aux coins d’un système présente des propriétés physiques exceptionnelles qui peuvent constituer un lien entre des systèmes considérablement différents. Et comme ces propriétés étranges des coins sont universelles, la relation qu’elles révèlent pourrait bientôt fournir un outil de comparaison entre des théories de types très différents.

Il semble donc que les points de rencontre soient magiques.

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En physique, il y a des coins partout. Qu’il s’agisse de coins aigus qui ressemblent à la pointe d’une aiguille, de coins à angle obtus qui se rapprochent d’un angle plat (ligne droite), ou des sommets d’un cube à 3 dimensions, les coins sont beaucoup étudiés et analysés depuis bien des années.

Mais il est difficile de comparer des coins dans différentes théories conformes des champs [3] (en abrégé CFT pour conformal field theory) et de comprendre ce que l’intrication dans un coin nous révèle à propos d’une CFT donnée.

Les scientifiques savent que les coins sont des endroits intéressants. Lorsqu’un système fortement corrélé atteint une transition d’état, l’intrication quantique de particules quant à leur spin dans la région d’un coin s’étend bien au-delà du coin lui-même.

Par conséquent, l’étude de l’intrication aux coins d’un système donne de l’information à propos de la structure de l’intrication sur une grande distance, ce qui ouvre la porte à l’étude de propriétés physiques à invariance d’échelle.

Mais le calcul de l’entropie d’intrication dans les coins est extrêmement difficile. Même lorsque l’on avait réussi à définir la contribution des coins d’un système à l’intrication d’une CFT, on ne savait pas trop comment interpréter le résultat.

MM. Bueno, Myers et Witczak-Krempa croient avoir résolu une partie du casse-tête.

Ils ont trouvé une corrélation entre la densité d’énergie d’un système et l’entropie d’intrication dans un coin pratiquement plat (ayant un angle de tout près de 180°) de ce système.

Plus précisément, ils ont déduit une relation entre l’entropie d’intrication dans un coin et la « charge centrale », qui constitue une mesure de la densité d’énergie d’un système.

Si l’on représente sur un graphique cette relation pour différentes CFT, cela donne des courbes qui évoluent de manière semblable avant d’atteindre un minimum au même point de coin « pratiquement plat ».

Graphe de la principale découverte de l’équipe — a(θ)/CT en fonction de l’angle d’un coin — pour une théorie holographique (en gris), un fermion de Dirac libre (en rouge), et un champ scalaire (en bleu). Les points de données correspondants sont représentés dans des carrés. Le graphique du bas montre a(π/2)/CT pour des CFT de Wilson-Fisher O(N), avec N = 1, 2, 3, ainsi que la fonction d’essai (en violet).

« Le plus étonnant, c’est que tout soit dans le même graphe, déclare M. Myers. Vous mettez des données de systèmes qui ont un nombre infini de degrés de liberté, et d’autres qui ont 1 ou 2 degrés de liberté, et tout concorde. » [traduction]

Même loin de la limite « d’un angle pratiquement plat », les résultats pour des particules sans interaction et pour des systèmes en forte interaction décrits par la gravité dans la dimension supérieure sont très voisins les uns des autres.

« C’est déroutant », dit M. Witczak-Krempa, qui est depuis peu postdoctorant avec Subir Sachdev à l’Université Harvard et qui sera l’an prochain professeur adjoint à l’Université de Montréal. « De plus, pourquoi les résultats concordent-ils si bien loin de cette limite? Cette question demeure ouverte. » [traduction]

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Les 3 chercheurs se sont attaqués à ce problème sous des aspects différents : William Witczak-Krempa travaille sur des théories des champs qui décrivent des systèmes de matière condensée; Pablo Bueno terminait sa thèse sur les trous noirs et la supergravité sous la direction de Tomás Ortín à l’Université autonome de Madrid; et Rob Myers est un spécialiste de l’holographie [4].

William Witczak-Krempa travaillait seul, comparant l’intrication dans les coins de différents systèmes quantiques à N corps, à la recherche d’un fil conducteur commun.

Pablo Bueno, travaillant avec Rob Myers, se concentrait sur les théories holographiques. « Nous avons obtenu nos principaux résultats aux tout derniers stades de nos recherches, après avoir progressé très lentement pendant plusieurs mois » [traduction], déclare-t-il.

En cours de route, Pablo Bueno souhaitait rendre publics ces travaux, mais Rob Myers rejeta cette suggestion. Se décrivant comme « un vieux chercheur ayant beaucoup publié », il voulait attendre qu’ils aient quelque chose d’important à dire. « Ce n’était pas encore mûr » [traduction], dit-il.

Et il soupçonnait qu’il restait encore des choses à découvrir. Il lança alors un défi à Pablo Bueno : Pourquoi ne pas comparer leurs travaux en holographie à d’autres théories non holographiques?

Rob Myers orienta Pablo Bueno vers les travaux des chercheurs argentins Horacio Casini et Marina Huerta, qui étudient les théories des champs libres, dans lesquelles les particules d’un système n’interagissent pas les unes avec les autres. (Les particules peuvent toutefois demeurer dans un état d’intrication.)

En 2006, Horacio Casini et Marina Huerta avaient effectué une série de calculs extrêmement complexes pour analyser l’entropie d’intrication d’angles de champs libres, d’angles presque plats à des angles très aigus.

Pablo Bueno, alors de retour à Madrid, testa le rapport holographique sur les calculs d’Horacio Casini et de Marina Huerta sur les champs libres. Ce devait être la dernière étape avant que lui et Rob Myers publient un article sur le sujet. Mais lorsqu’il traça les résultats dans un graphique, les courbes « étaient placées n’importe où » [traduction].

Pablo Bueno écrivit quand même une ébauche d’article, que Rob Myers fit parvenir à quelques collègues pour obtenir leurs commentaires. D’Argentine, Horacio Casini répondit en faisant remarquer que Pablo Bueno avait oublié un coefficient dans les calculs portant sur les champs scalaires [5].

Le chercheur introduisit donc ce coefficient, et la courbe correspondant aux champs scalaires descendit dans le graphique pour rejoindre le résultat holographique à la limite du coin presque plat.

Il introduisit alors le coefficient manquant dans les calculs de champ fermionique [6]. Cela fit monter dans le graphique la courbe correspondant au champ fermionique, et celle-ci rejoignit les courbes scalaire et holographique à la limite du coin presque plat.

« Je me suis mis à courir partout dans le bureau, disant à tout le monde que nous avions découvert quelque chose d’intéressant », dit M. Bueno, qui commencera bientôt un stage postdoctoral à l’Université de Louvain.

« Les calculs étaient si différents dans le cas des théories holographiques et des champs libres, que j’avais l’impression d’assister à un tour de magie. Évidemment, au bout du compte, ce n’est que de la physique. Et cela fonctionne. » [traduction]

Le graphique qui semblait si désordonné auparavant contenait désormais la même courbe pour tous les types de champs. Rob Myers était finalement convaincu qu’ils avaient vraiment trouvé quelque chose. « C’est seulement lorsque le graphique a été corrigé que j’ai commencé à y croire » [traduction], dit-il.

C’est alors que Rob Myers reçut un courriel inattendu. William Witczak-Krempa l’avait joint pour lui poser une question sur un aspect de l’intrication aux coins d’un système.

Travaillant de son côté, William Witczak-Krempa en était arrivé à la même conclusion que Rob Myers et Pablo Bueno : l’intrication en un coin presque plat est proportionnelle à la densité d’énergie d’un système.

« J’ai été un peu surpris que quelqu’un s’intéresse à cette question, et encore plus qu’il en arrive au même résultat, dit M. Myers. Cela rendait toute l’histoire encore plus captivante. » [traduction]

Ils décidèrent alors de combiner leurs résultats et d’écrire un article ensemble.

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Avancée importante pour les physiciens théoriciens qui étudient les systèmes intriqués, la contribution de l’entropie d’intrication dans un coin à l’entropie de la région étudiée pourrait être mesurable, parce qu’elle est liée à la densité d’énergie.

« On ne connaît pas bien l’intrication aux coins d’un système, dit M. Witczak-Krempa, et c’est très bien de pouvoir faire des liens entre l’intrication et des grandeurs mieux connues, que l’on peut même mesurer.

« Nous n’avons pas encore toutes les connaissances voulues pour prouver certains énoncés, mais nous sommes assez enthousiasmés par ces progrès. Cela donne des moyens de comprendre des données complexes. En liant à des grandeurs locales l’intrication dans des conditions limites données, nous avons – du moins dans certaines limites – une emprise sur le système dans son ensemble. » [traduction]

C’est une chose que d’avoir des liens qui permettent de comparer différentes CFT. C’est toutefois autre chose que d’en faire une démonstration irréfutable. Rob Myers est confiant de réussir bientôt cette démonstration.

« Je crois que nous avons les bonnes intuitions. Cependant, tout ne se met pas encore parfaitement en place, dit-il. Je croyais que ce serait facile, mais c’est encore un défi. Cela semble très intéressant, mais il reste encore à montrer qu’il existe une preuve générale. » [traduction]

À quoi cela mènera-t-il? C’est encore trop tôt pour le dire. Cet outil pourrait conduire à de nouvelles idées sur la théorie quantique des champs; il pourrait fournir un nouveau point de vue sur l’entropie d’intrication; il pourrait même avoir des répercussions en gravitation quantique.

Pour Rob Myers, il a valu la peine d’attendre avant de publier un article. « Le chemin à parcourir est long, et il faut franchir beaucoup de petites étapes, dit-il. Nous aurions pu publier un article il y a un an, mais celui-ci aurait été perdu. En rassemblant toutes les pièces du casse-tête, nous avons trouvé quelque chose qui en vaut vraiment la peine. » [traduction]


[1] L’intrication une propriété majeure qui distingue le domaine quantique de l’échelle macroscopique. Qualifiée par Einstein d’« effrayante action à distance », elle fait en sorte que des particules deviennent synchronisées – ou liées – et le demeurent, et ce même si elles sont éloignées l’une de l’autre. (Lire la brève explication donnée dans le magazine Symmetry.)

[2] L’entropie d’intrication correspond à l’information perdue lorsque l’on isole une région pour en étudier les propriétés. En isolant une partie d’un système pour l’étudier, on laisse inévitablement de côté certains partenaires intriqués. Cela constitue par conséquent une perte d’information, ce qui correspond à l’entropie.

[3] Une théorie conforme des champs est une théorie quantique des champs dans laquelle les propriétés physiques du système ne changent pas (c’est-à-dire demeurent invariantes) avec un changement d’échelle de longueur. Essentiellement, une CFT ne change pas que l’on soit près ou loin, ou peu importe le facteur de zoom employé. Dans une CFT, les angles comptent, mais non les distances.

[4] L’holographie est la propriété selon laquelle certaines théories bidimensionnelles peuvent être décrites par une théorie tridimensionnelle d’aspect complètement différent. Comme dans un hologramme, toute l’information nécessaire pour construire une « image 3D » d’une théorie est contenue dans la surface 2D de sa théorie duale holographique.

[5] Un champ scalaire est un champ dans lequel un seul nombre est associé à un point quelconque de l’espace. C’est le cas par exemple de la température : à tout point de l’espace, on peut associer un nombre unique décrivant la température en ce point à un moment donné.

[6] Un champ fermionique décrit le comportement des fermions, par exemple les protons et les électrons. Dans de tels champs, plusieurs nombres sont associés à un point quelconque de l’espace. Les champs fermioniques sont donc plus complexes que les champs scalaires.

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