Cela fait maintenant deux ans et demi qu’Encieh Erfani a compris qu’elle ne pourrait pas rentrer chez elle. Elle était en poste depuis trois semaines dans le cadre d’une bourse de trois mois au Mexique lorsqu’une nouvelle bouleversante est arrivée de son pays natal, l’Iran. Une jeune femme nommée Mahsa Amini est décédée après avoir été arrêtée par la Gasht-e-Ershad – la « police des mœurs » – pour avoir porté un hijab jugé non conforme. Le même jour ont éclaté les manifestations « Femme, Vie, Liberté ».
Erfani était professeure adjointe à l’Institut d’études avancées en sciences fondamentales de Zanjan, un établissement prestigieux en Iran. Le pays compte 86 000 professeur·e·s d’université, et ses établissements sont sous le contrôle d’un régime totalitaire, avec des bureaux des services de renseignement intégrés aux campus. Erfani pensait faire partie des nombreux membres du corps professoral qui démissionneraient par solidarité avec les manifestations. Elle a décidé de le faire avant même le début officiel du semestre, pour éviter toute ambiguïté.
« J’ai écrit un courriel très court, et dans la dernière phrase, j’ai critiqué le régime en disant que ses mains étaient tachées du sang de mon peuple », raconte Erfani. Elle est restée figée pendant plus d’une heure devant cette dernière phrase avant d’appuyer sur “envoyer”. « Je pensais à ce qui pourrait arriver à ma famille. Je ne me rendais pas compte que je serais la première à démissionner. Et bien sûr, je n’aurais jamais imaginé que cela mènerait à l’exil. »
Comme elle avait envoyé son courriel tôt le matin d’un jour férié, elle pensait qu’il se passerait des heures, voire des jours, avant que quelqu’un le lise. Elle était prête à en accepter les conséquences : perdre son emploi, faire l’objet d’une enquête à son retour, deux mois plus tard.
Mais en quelques heures, des agents des services de renseignement ont contacté et intimidé sa famille. Puis, elle a commencé à recevoir des messages d’ami·e·s et de collègues vivant à l’étranger, qui lui demandaient si elle était en sécurité. Sa lettre de démission avait circulé bien au-delà du petit groupe d’étudiant·e·s et de collègues en physique auquel elle l’avait envoyée. Erfani, qui n’avait même pas de compte Twitter, y était soudainement en tendance. Son opposition au régime était devenue virale — et elle était désormais sur liste noire.
Arrivée à Perimeter
Erfani n’a plus aucune preuve officielle d’emploi. Le régime lui a retiré l’accès à sa messagerie électronique et au portail où étaient conservés ses documents. Or, ces documents sont essentiels pour faire une demande de visa ou poser sa candidature à un emploi.
En février 2025, Erfani s’est jointe au groupe de cosmologie de l’Institut Perimeter pour un mandat d’un an. L’obtention de son visa pour entrer au Canada a pris près de huit mois.
En tant que cosmologiste, Erfani concentre ses travaux sur les trous noirs primordiaux, un sujet qui, selon elle, a gagné en popularité au cours des dix dernières années, depuis la détection des ondes gravitationnelles. Elle travaille également sur les modèles inflationnaires, un des mécanismes possibles de formation des trous noirs primordiaux.
« C’est une partie de mon travail que j’aime profondément, et qui continue de m’enthousiasmer », dit-elle. « Si mon pays était libre, je serais une chercheuse ordinaire, à faire de la recherche, aller à des conférences et parler de science avec mes ami·e·s. »
Le chemin vers la cosmologie
Erfani est tombée amoureuse de l’astronomie lorsqu’elle était enfant, en observant le ciel étoilé chez ses grands-parents avec ses cousins. Lorsqu’elle a regardé à travers un télescope lors d’un événement public, elle a vu Saturne pour la première fois.
« Même aujourd’hui, je ressens encore de l’émerveillement en regardant Saturne », dit-elle.
Tout au long de sa carrière, elle a été active dans des groupes d’astronomie et des activités de vulgarisation destinées au grand public. Elle a fondé un club d’astronomie qui permettait aux femmes d’observer les étoiles en toute sécurité, entre elles. Elle a même convaincu le maire de sa ville d’organiser des événements astronomiques dans un grand parc municipal.
En 2007, elle a reçu une bourse d’études supérieures en physique des hautes énergies du Centre international de physique théorique (ICTP) à Trieste, en Italie. Elle a ensuite obtenu son doctorat au département de physique de l’Université rhénane Frédéric-Guillaume de Bonn, en Allemagne.
Erfani explique qu’elle vient d’une famille iranienne traditionnelle, et qu’elle est la première à avoir fréquenté l’université. Son intérêt pour les études a été difficile à accepter pour sa famille, surtout lorsqu’elle devait rester dehors tard le soir pour participer à des réunions ou des événements. Sa mère l’encourageait souvent à être consciente de ce que cela signifiait d’être une jeune femme en Iran. Erfani raconte que, même si elle portait toujours un foulard en public, il lui arrivait de l’enlever en conduisant sur le chemin du retour — un geste qui lui valait parfois des messages de la police des mœurs, affirmant qu’elle avait été filmée.
En tant que professeure, Erfani s’est souvent engagée à promouvoir la place des femmes en science, même si elle se heurtait souvent à l’opposition de collègues, qui la qualifiaient de féministe — un terme très lourd de sens en Iran. Pendant la pandémie, elle a tenté d’organiser un atelier en ligne avec l’American Physical Society sur la diversité, l’équité et l’inclusion. Mais elle n’a pas pu obtenir les cinq signatures de collègues et la lettre de soutien du directeur de département exigées pour que l’atelier ait lieu.
L’humanité en sciences
En février 2025, Erfani a reçu le prix le plus important de sa carrière jusqu’à présent. L’American Association for the Advancement of Science (AAAS) lui a décerné le Prix pour la liberté et la responsabilité scientifiques. Elle n’a toutefois pas pu assister à la cérémonie de remise des prix à Boston, car cela aurait nécessité l’obtention d’un visa.
Ce prix souligne son engagement envers les étudiant·e·s et chercheurs à risque. En 2018, elle a organisé le tout premier atelier de physique à l’Université de Kaboul, ce qui a mené à la création d’une bourse permettant à des étudiant·e·s afghan·e·s de poursuivre une maîtrise en Iran. En 2021, elle a collaboré avec l’initiative Science in Exile, qui soutient les chercheurs déplacés en situation de danger. Plus récemment, elle a cofondé la Communauté internationale des universitaires iraniens (ICOIA), qui recense les dernières statistiques sur les étudiant·e·s tué·e·s, détenu·e·s ou emprisonné·e·s en Iran.
Erfani rappelle que la communauté scientifique a une longue tradition de soutien envers les scientifiques déplacés, en particulier pendant la Seconde Guerre mondiale. Einstein, Meitner et Schrödinger ont tous réussi à fuir à l’étranger grâce à l’aide de collègues.
« Je me demande où en serait la physique si nous n’avions pas aidé ces personnes », dit-elle. « C’est ça, l’humanité en sciences. Je n’ai jamais été formée pour devenir militante ou engagée politiquement, mais parfois, la vie vous pousse dans cette direction. »
Erfani a développé un véritable intérêt – et une expertise – en diplomatie scientifique, et elle a suivi tous les cours qu’elle a pu trouver sur le sujet. Selon elle, bon nombre de bourses destinées aux chercheurs en situation de risque mettent trop l’accent sur le parcours scientifique, le nombre de publications ou la notoriété dans la communauté scientifique. Pour beaucoup, cela constitue un obstacle à l’accès à de nouvelles possibilités dans un environnement sécuritaire.
Avant de rejoindre Perimeter, elle a travaillé comme chercheuse à l’Université de Mayence, en Allemagne. Elle considère que l’Europe était une solution temporaire. En tant qu’Iranienne, elle n’avait pas accès aux soins de santé, ni même aux services de base comme l’ouverture d’un compte bancaire. Elle était payée en argent comptant, et des tâches simples comme réserver un voyage ou obtenir des documents pouvaient prendre des semaines de négociation. Le simple fait que son nom apparaisse dans les documents de paiement représentait un risque pour les personnes qui tentaient de l’aider. Elle a déjà effectué un trajet de 20 heures en autobus entre deux pays parce qu’elle hésitait à demander à une amie de réserver un billet d’avion avec sa carte de crédit pour un court vol.
« Ce n’est pas seulement moi, ni seulement les femmes, ni seulement le Moyen-Orient », dit-elle. « J’ai des ami·e·s de Cuba, de Russie, de Biélorussie et d’autres pays où les restrictions politiques affectent la vie des scientifiques. »
Une nouvelle vie au Canada
Le visa canadien d’Erfani a été approuvé de justesse, quelques semaines seulement avant l’expiration de son offre de bourse. Pour l’instant, elle se consacre à ses recherches et à la construction d’une nouvelle vie au Canada — peut-être dans le domaine de la diplomatie scientifique.
« Je m’oppose à un dictateur, mais son ombre me suit encore quand je fais une demande de visa ou quand les gens voient ma nationalité. Peu importe que je m’oppose au régime — ça ne change rien pour eux », dit-elle.
Son travail de sensibilisation est soutenu par de nombreux Iraniens vivant à l’étranger qui, pour des raisons de sécurité, ne figurent pas sur le site web de l’ICOIA. Peu de gens aiment ou partagent ses publications sur LinkedIn, mais elle sait — grâce aux messages privés — que beaucoup la suivent et appuient ses actions.
« Un autre aspect essentiel de notre travail avec l’ICOIA est de rassembler la communauté des scientifiques iraniens accomplis », explique Erfani. « On sait que le régime va s’effondrer un jour, et quand viendra le temps de reconstruire, notre pays aura besoin de ses scientifiques. »
À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.