Le réseau du savoir
Tout notre savoir est un savoir humain. Il est découvert, structuré, appris et évalué dans un processus continu par un réseau social d’êtres finis. Cela signifie que la structure de notre savoir est non seulement le reflet du monde physique, mais aussi le reflet de l’essence du processus de production de ce savoir.
Je ne veux pas dire par là que le savoir humain n’est qu’une construction sociale — il est tout de même formé de connaissances sur un monde physique objectif. Cependant, afin d’expliquer pourquoi les mathématiques pures abstraites finissent par se retrouver en physique, il nous faut : examiner les motivations et la méthodologie des gens qui développent les mathématiques; trouver les points d’ancrage empiriques cachés dans leurs méthodes; étudier comment les modèles et régularités qu’ils créent sont des modèles et régularités déguisés de la nature.
Il est courant de penser que le savoir humain a une structure hiérarchique. Les diverses tentatives de réduire toutes les mathématiques à la logique ou à l’arithmétique témoignent d’un désir de considérer le savoir mathématique comme issu de manière hiérarchique d’un fondement commun. Cependant, le fait que l’on admette maintenant l’existence de multiples fondements concurrents des mathématiques — la logique, la théorie des ensembles, la théorie des catégories — indique que la vision hiérarchique a ses lacunes.
Je vais tenter de caractériser la structure du savoir humain non comme une hiérarchie, mais comme un réseau formé de nœuds ayant des liens entre eux.
Grosso modo, les nœuds représentent différents domaines d’étude. On pourrait dessiner un réseau où les nœuds représentent des disciplines comme la « physique » et les « mathématiques ». On pourrait aussi ajouter des nœuds plus précis représentant des sous-domaines tels que l’« informatique quantique » et la « topologie algébrique ». Pour éviter que le réseau soit trivial, les nœuds devraient correspondre davantage à des concepts individuels plutôt qu’à de vastes domaines d’étude.
Il faut ensuite indiquer un lien entre deux nœuds s’il existe une forte relation entre les deux choses qu’ils représentent. Si un être humain a estimé que ces deux choses sont fortement reliées — p. ex. si cette relation a été jugée suffisamment intéressante pour faire l’objet d’un article savant et que la relation n’a pas encore été expliquée par une théorie intermédiaire —, il devrait alors y avoir un lien entre les nœuds correspondants dans le réseau.
Si l’on dessinait ce réseau pour l’ensemble du savoir humain, on peut penser qu’il aurait la structure d’un réseau invariant d’échelle (ou réseau sans échelle).
Cela expliquerait pourquoi il paraît si plausible que le savoir soit hiérarchique. En général, à l’université, nous apprenons d’abord beaucoup de choses sur un sujet donné, par exemple la physique fondamentale, et certaines choses sur quelques sujets spécialisés qui en sont issus. À mesure que nous nous spécialisons, nous nous éloignons de la plaque tournante de départ en direction d’autres nœuds plus obscurs, qui sont néanmoins beaucoup plus près du point de départ que de toute autre plaque tournante.
Notre partie locale du réseau ressemble beaucoup à une hiérarchie. Il n’est donc pas surprenant que les physiciens en viennent à penser que tout se ramène à la physique, alors que les sociologues finissent par penser que tout est une construction sociale.
En réalité, ni l’un ni l’autre de ces points de vue n’est juste, parce que la structure d’ensemble du réseau n’est pas une hiérarchie.
La théorie de l’édification de théories
Lorsque l’on découvre un nombre suffisant de fortes analogies entre des nœuds existants du réseau du savoir, il est raisonnable d’élaborer une théorie formelle de leur structure commune et de remplacer les liens directs par une nouvelle plaque tournante qui code les mêmes connaissances d’une manière plus efficace.
Prenons l’exemple des nombres naturels et de l’arithmétique. Au départ, les gens ont remarqué que des quantités de moutons, de pierres, de pommes, etc., ont des propriétés en commun. Il est donc raisonnable d’introduire une théorie plus abstraite qui englobe les propriétés communes : c’est la théorie des nombres. Cela a pour effet d’organiser les connaissances d’une manière plus efficace.
Maintenant, au lieu d’avoir à apprendre séparément des choses concernant des quantités de moutons, de pierres ou de pommes, il suffit d’apprendre la théorie des nombres puis de l’appliquer au besoin à des cas particuliers. Ainsi, la théorie des nombres demeure essentiellement empirique. Elle porte sur des régularités qui existent dans la nature, mais qui sont éloignées de nos observations directes par une couche d’abstraction.
Une fois établie, la théorie des nombres permet d’introduire de nouveaux concepts qui ne sont pas présents dans des collections finies de moutons. Elle acquiert sa propre vie interne et est partiellement libérée de ses attaches empiriques.
Lorsque plusieurs théories abstraites sont élaborées, le processus peut se poursuivre à un niveau plus élevé. Par exemple, la théorie des catégories est née des analogies qui existent entre les schémas de structure en théorie des groupes, en topologie algébrique et en algèbre homologique. À première vue, il semble que ce développement soit entièrement interne aux mathématiques pures, mais ce qui se passe en réalité, c’est que les mathématiciens remarquent des régularités à l’intérieur de régularités, à l’intérieur de régularités…, à l’intérieur de régularités du monde physique.
De cette manière, les mathématiques peuvent devenir de plus en plus abstraites et développer leur propre structure indépendante, tout en maintenant des attaches avec le monde empirique.
C’est pour cela que des théories mathématiques abstraites apparaissent si souvent en physique : les théories mathématiques abstraites portent sur des régularités à l’intérieur de régularités de notre monde physique; les théories physiques portent sur exactement la même chose.
La seule différence est que les mathématiques sont parties de faits empiriques qui n’exigeaient que des observations informelles, alors que la physique inclut les examens empiriques beaucoup plus précis qui ne sont devenus possibles que grâce aux progrès scientifiques et technologiques, comme la mise au point des télescopes et des collisionneurs de particules.
Implications possibles pour la physique
Je vois deux implications de ma théorie du savoir et des mathématiques pour l’avenir de la physique. Premièrement, en langage des réseaux, la notion de « théorie du tout » correspond à un réseau comportant une énorme plaque tournante, à partir de laquelle toutes les autres connaissances humaines sont reliées par des liens qui signifient « peut être déduit de ».
Un réseau invariant d’échelle pourrait avoir une structure hiérarchique semblable à une arborescence, mais il semble improbable que le processus d’accroissement du savoir conduise uniquement à une telle structure. Il semble plus probable que nous aurons toujours plusieurs pôles importants concurrents, et que certains aspects de l’expérience humaine, tels que la conscience et pourquoi nous vivons un moment présent unique du temps, se situeront éternellement hors du champ de la physique.
Ma théorie laisse néanmoins entendre que le projet de trouver des relations de plus haut niveau englobant une plus grande partie du savoir humain est utile. Il évite à notre réseau du savoir de posséder un nombre excessif de liens directs. Il nous permet aussi d’avoir un vocabulaire commun plus étendu entre divers domaines et de comprendre une plus grande partie du monde avec moins de théories. Par conséquent, la recherche d’une théorie du tout n’est pas inutile; je ne m’attends tout simplement pas à ce qu’elle se termine un jour.
Deuxièmement, ma théorie prédit que la représentation mathématique des théories physiques continuera de devenir de plus en plus abstraite. Plus nous essayons d’étendre la portée de nos théories fondamentales, plus ces pôles seront éloignés de notre expérience sensorielle directe. Les futures théories physiques ne deviendront pas moins mathématiques, car elles seront le produit du même processus de généralisation et d’abstraction que les mathématiques elles-mêmes.
Nos observations empiriques directes constituent le matériau brut utilisé pour la construction de nos théories mathématiques, mais les théories elles-mêmes ne sont que des représentations commodes de régularités à l’intérieur de régularités du monde physique. Les mathématiques sont construites à partir du monde physique, et non l’inverse.
Matthew Leifer est scientifique invité à long terme à l’Institut Périmètre. Lire la version intégrale de son essai.
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