Des chercheurs bien à leur place à la rencontre des mathématiques et de la physique
Les physiciens disent que l’univers est un livre écrit dans le langage des mathématiques. Les mathématiciens ne savent pas trop pourquoi les physiciens ne s’intéressent qu’à ce livre.
Depuis des siècles — au moins depuis que Newton a inventé l’analyse mathématique pour faire fonctionner la mécanique classique —, les deux domaines se suivent et se croisent sans cesse. Avec le temps, la frontière entre les mathématiques et la physique s’est avérée vague et mouvante. Mais cela n’a pas empêché des praticiens de la défendre avec énergie.
Et voilà qu’entrent en scène Kevin Costello et Davide Gaiotto.
L’un est mathématicien, l’autre physicien. Ensemble, ils forment un tandem d’une grande force scientifique.
Kevin Costello est le mathématicien. En 2013, déjà considéré comme l’un des meilleurs jeunes mathématiciens au monde, il est devenu le premier mathématicien à se joindre au corps professoral de l’Institut Périmètre. « Ce qui distingue Kevin Costello, déclarait Ed Witten à l’époque, c’est qu’il est un grand mathématicien qui s’aventure dans le domaine de la physique beaucoup plus profondément que d’autres mathématiciens exceptionnels travaillant dans des domaines semblables. » [traduction] M. Costello a remporté le prix Berwick en 2017 et a été élu en 2018 membre de la Société royale de Londres.
Davide Gaiotto est le physicien, plus précisément un physicien mathématicien qui s’intéresse aux propriétés mathématiques et aux applications des théories quantiques des champs. Avec des distinctions telles que le prix Nouveaux horizons en 2012 et la médaille Gribov en 2011, il est lui aussi considéré comme l’un des chefs de file dans son domaine.
« À mon avis, Davide et Kevin illustrent ce qui distingue l’Institut Périmètre », estime Robert Myers, directeur de l’Institut. « Dans n’importe quelle université, chacun serait un professeur exceptionnel. Mais ensemble, à l’Institut, ils forment une véritable locomotive de la recherche. » [traduction]
Quant à la frontière entre les mathématiques et la physique, les deux chercheurs la franchissent allègrement — si tant est qu’ils la remarquent, comme en témoigne la traduction qui suit d’une conversation avec eux. « Je crois que la différence entre les mathématiques et la physique mathématique, dit Gaiotto, le physicien, c’est que je ne prouve aucun théorème. »
« Oui, tu en prouves », répond Costello, le mathématicien.
« Pas d’une manière qui satisferait un mathématicien », réplique Gaiotto.
L’autre le regarde d’un air qui veut dire « Pour qui me prends-tu? », puis ajoute : « La distinction entre ce qu’on peut qualifier de mathématique ou de physique mathématique est souvent… insignifiante. »
Il mentionne des travaux antérieurs de Davide Gaiotto dans le cadre du programme de Langlands géométrique. Au bout du compte, ces recherches ont fait avancer les mathématiques au moins autant que la physique. « L’étiquette de mathématicien ou de physicien mathématicien détermine seulement quel genre d’emploi vous pouvez postuler plus tard. Nos étudiants se préoccupent de cela. »
Et Gaiotto d’ajouter : « Mais pas nous, puisque nous avons chacun un poste permanent. »
Des intérêts cumulatifs
Un financement de la fondation Krembil permet à MM. Costello et Gaiotto de poursuivre leur fructueuse collaboration. Non seulement ils ont chacun un poste permanent, mais ils sont chacun titulaire d’une chaire de recherche de l’Institut Périmètre, dont le bailleur de fonds est par surcroît le même. Davide Gaiotto est titulaire de la chaire Krembil-Galilée, et Kevin Costello titulaire de la chaire Krembil-William-Rowan-Hamilton. La Fondation Krembil a récemment renouvelé le financement de ces deux postes prestigieux.
Kevin Costello, titulaire de la chaire Krembil-William-Rowan-Hamilton de l’Institut Périmètre[/caption]
Ils ont plusieurs projets en marche et travaillent en fait le plus souvent ensemble.
« Nous recherchons des sujets qui sont à la fois intéressants sur le plan physique et rigoureux sur le plan mathématique, dit M. Gaiotto. Je crois que je travaille sur un seul projet où il n’y a aucun lien avec les travaux de Kevin. »
« Je travaille seul sur la généralisation d’un article à propos de l’holographie, que j’avais écrit avec Davide, renchérit M. Costello. Mais à part cela… »
Les deux chercheurs donnent une idée d’un de leurs projets, sur l’intégrabilité. M. Gaiotto tente de décrire ce concept : « Supposons que vous observez le mouvement d’une planète autour d’une étoile. La planète fait une orbite autour de l’étoile, puis revient exactement au même endroit et à la même vitesse qu’à la fin de l’orbite précédente. »
Ce n’est pas évident que l’orbite doive se répéter ainsi. C’est même surprenant. Pourquoi la trajectoire de la planète n’est-elle pas plus compliquée? De fait, si l’on introduit une autre planète, elle aussi en orbite tout en interagissant avec la première planète, c’est exactement ce qui se produit : la trajectoire devient compliquée.
Le système à 2 corps est intégrable. Le système à 3 corps ne l’est pas.
« En général, les systèmes intégrables sont les seuls pour lesquels on peut trouver des solutions exactes. La plupart des systèmes ne sont pas intégrables, poursuit M. Gaiotto. Mais ceux qui le sont ont tendance à être intéressants et particuliers. » L’orbite d’une planète, les niveaux d’énergie d’un atome d’hydrogène, et même la théorie quantique des champs favorite des physiciens mathématiciens, la théorie de Yang-Mills supersymétrique N=4, sont tous des systèmes intégrables.
Ces systèmes ont quelque chose en commun : la mathématique qui les décrit comporte énormément de symétrie. Cette symétrie mathématique correspond à des grandeurs qui sont conservées dans les systèmes physiques correspondants.
Davide Gaiotto, titulaire de la chaire Krembil-Galilée de l’Institut Périmètre[/caption]
S’il y a suffisamment de grandeurs conservées, le mouvement devient très restreint. Dans le cas du mouvement d’une planète autour d’une étoile, une orbite nette n’est pas garantie par la conservation de l’énergie ou de la quantité de mouvement. Heureusement, la force de gravité possède des symétries qui introduisent des grandeurs conservées supplémentaires.
M. Gaiotto explique qu’au bout du compte, c’est la symétrie de la mathématique du système qui rend celui-ci intégrable. Mais ce n’est pas toujours facile de reconnaître ce genre de symétrie — et donc de découvrir de nouveaux systèmes intégrables. Des symétries peuvent être cachées, parfois profondément.
Voir les ombres d’objets mathématiques d’un plus grand nombre de dimensions
Des physiciens et des mathématiciens ont consacré toute leur carrière à la recherche de nouveaux systèmes intégrables. C’est un domaine d’étude florissant qui emploie des centaines et peut-être des milliers de chercheurs, mais ce peut être un art autant qu’une science. « Les gens qui étudient l’intégrabilité voient des motifs, dit M. Gaiotto. Ils se disent : ‘Voici quelque chose qui a tendance à se produire et qui se produira probablement de nouveau.’ Cela relève de l’intuition artistique. »
« Il faut de l’intuition et du génie », ajoute M. Costello.
Ou plutôt il en fallait — avant que les deux chercheurs réalisent une percée. « Kevin a trouvé une explication élégante de l’intégrabilité de tous ces systèmes, dit M. Gaiotto. J’étudie avec lui certaines des conséquences de son explication. »
« Il se trouve, poursuit M. Costello, que beaucoup de ces systèmes viennent secrètement de quelque chose qui existe dans un plus grand nombre de dimensions. Dans le cas de ces systèmes intégrables, leurs propriétés peuvent s’expliquer par leurs équations dans un contexte comportant un plus grand nombre de dimensions. »
Autrement dit, des systèmes intégrables de l’univers quadridimensionnel qui nous est familier sont les ombres d’objets mathématiques d’un plus grand nombre de dimensions. Les symétries dans ce plus grand nombre de dimensions introduisent des grandeurs conservées qui demeurent présentes dans ces ombres.
Cela permet aux chercheurs de prédire quels systèmes seront intégrables. « Dans un plus grand nombre de dimensions, l’intégrabilité est évidente, poursuit M. Costello. Dans un nombre restreint de dimensions, ce n’est pas évident — les symétries sont cachées —, mais l’intégrabilité demeure. »
Un plus grand nombre de dimensions permet aux chercheurs de faire davantage que prédire quels systèmes sont intégrables et lesquels ne le sont pas. « En reconnaissant l’existence d’une structure universelle sous-jacente, on peut vraiment construire de nouveaux systèmes intégrables, dit M. Gaiotto, et trouver des manières systématiques de résoudre ceux que l’on connaît. »
Cette reformulation remarquable est un exemple de ce qui peut arriver lorsque des physiciens et des mathématiciens travaillent ensemble — ce qui est encore trop rare selon MM. Costello et Gaiotto.
« D’autres institutions ont essayé de réunir les mathématiques et la physique, dit M. Costello, mais je ne sais pas si elles ont connu du succès. »
M. Gaiotto hoche la tête : « D’après moi, pas tellement. »
« C’est difficile de trouver des gens qui sont prêts à s’aventurer hors de leur domaine, poursuit M. Costello. Pour les jeunes chercheurs, cela représente un risque professionnel, et les plus âgés peuvent être prisionniers de leurs façons de faire. »
Dans la plupart des universités, la structure des départements et des facultés peut à elle seule tenir les physiciens et les mathématiciens à distance les uns des autres. « Par contre, à l’Institut Périmètre, nos étudiants sont tous ensemble, dit M. Gaiotto. Et pas seulement les étudiants. Nous avons de plus en plus de mathématiciens, et une forte concentration de physiciens intéressés par les mathématiques. »
« Nous avons même convaincus quelques purs mathématiciens de parler de théorie quantique des champs (TQC) », ajoute M. Costello. L’été dernier, les deux chercheurs ont contribué à organiser un atelier pour mathématiciens sur la TQC. Ils ont constaté avec plaisir que cet atelier attirait des participants de haut niveau.
Ce n’est là qu’un exemple de leur action pour rapprocher les mathématiques et la physique mathématique. « Ce n’est pas seulement accidentel, cela vient d’efforts concrets, dit M. Gaiotto. Mais je ne pense pas que les mathématiques doivent devenir davantage de la physique, ou vice versa. »
Cette fois, c’est Kevin Costello qui hoche la tête : « Chaque domaine a ses propres partis pris. »
Et Davide Gaiotto d’ajouter : « Chaque domaine a ses forces et ses faiblesses. Mais ce dont je suis certain, c’est que nous réussissons mieux ensemble. »
À propos de l’IP
L'Institut Périmètre est le plus grand centre de recherche en physique théorique au monde. Fondé en 1999, cet institut indépendant vise à favoriser les percées dans la compréhension fondamentale de notre univers, des plus infimes particules au cosmos tout entier. Les recherches effectuées à l’Institut Périmètre reposent sur l'idée que la science fondamentale fait progresser le savoir humain et catalyse l'innovation, et que la physique théorique d'aujourd'hui est la technologie de demain. Situé dans la région de Waterloo, cet établissement sans but lucratif met de l'avant un partenariat public-privé unique en son genre avec entre autres les gouvernements de l'Ontario et du Canada. Il facilite la recherche de pointe, forme la prochaine génération de pionniers de la science et communique le pouvoir de la physique grâce à des programmes primés d'éducation et de vulgarisation.